Il y a plusieurs manières d’exercer une censure. L’exigence de loyauté envers son employeur ou, pour l’exprimer dans les termes consacrés, le «devoir de réserve» en fait partie. Il concerne en particulier les salarié·es de la fonction publique, comme des affaires viennent fréquemment le rappeler en Suisse. Les tentatives de censure de la part des autorités politiques font comme si devoir de réserve et loyauté interdisaient à tou·tes les salarié·es de prendre publiquement la parole sur leur métier, sur les décisions politiques qui l’affectent, sur les transformations qu’il faudrait mettre en œuvre ou qu’il faudrait au contraire empêcher. Puis elles étendent insidieusement cette censure à la prise de parole à tout autre sujet de société, en particulier lorsque celle-ci demande des changements importants du cadre légal et politique. En bref, l’Etat employeur souhaiterait systématiquement soumettre la parole de ses salarié·es à l’imprimatur de leur hiérarchie.
Cette volonté de contrôle se heurte au cadre légal et à une jurisprudence constante des cours de justice en Suisse. La liberté d’expression des employé·es de la fonction publique, tout comme de celles et ceux du secteur privé, est garantie et ne saurait être limitée par le bon vouloir ou l’humeur passagère de leur hiérarchie. Celle-ci doit apprendre que le travail n’est pas effectué par des machines, mais par des êtres humains qui, pour le réaliser, doivent disposer d’une certaine marge d’autonomie. Elle leur permet inséparablement d’effectuer leurs tâches et de les remettre en question. On pourrait d’ailleurs ajouter que le degré de démocratie d’une société se mesure à l’importance de cette autonomie.
Marge d’interprétation
Il existe cependant pour les fonctionnaires un devoir de réserve, y compris en dehors de leur travail, qui veut qu’ils et elles s’abstiennent de tout ce qui pourrait porter atteinte aux «intérêts de l’Etat» et nuire à la confiance publique dans l’administration. Plusieurs cas ont concerné des fonctionnaires de police. Le Tribunal fédéral a jugé qu’ils et elles devaient se comporter de manière exemplaire, y compris lorsqu’ils ou elles ne sont pas en service. Il faut également distinguer les propos concernant le fonctionnement interne de l’administration, pour lesquels les salarié·es concerné·es doivent faire preuve de circonspection, et la marche générale de l’Etat, à propos de laquelle les informations sont publiques, ce qui autorise un droit à la critique plus étendu.
Le problème principal réside évidemment dans l’interprétation que l’on donne de ces principes généraux. Celle-ci peut être extrêmement restrictive, tout comme il est imaginable de laisser une large liberté d’expression aux fonctionnaires. C’est la voie choisie par le Conseil d’Etat vaudois en septembre 2020, en réponse à l’interpellation d’un député UDC, colonel de son état, qui souhaitait visiblement faire marcher au pas les salarié·es de l’Etat qui militeraient en faveur de l’environnement (une position qui, politiquement, est parfaitement logique; on doute en revanche que ce brave député se soit pareillement ému de pratiques de harcèlement de sans-papiers, par exemple).
Un de ses collègues – le parti semble visiblement en mal de projets sérieux – a déposé une nouvelle interpellation au mois de mai 2021, avec un objectif à peu près similaire. Du point de vue des salarié·es de la fonction publique, cette situation pose problème. Cette marge d’interprétation est évidemment déterminée par la hiérarchie ou, en dernier ressort, par les autorités politiques. Il est en effet difficile, à partir des textes légaux, mais aussi des différents arrêts du Tribunal fédéral, de déterminer avec certitude si des prises de position excèdent ou non un devoir de réserve en réalité défini de manière très vague. Une définition large des «intérêts de l’Etat» peut justifier une extension presque sans restriction d’un tel devoir. Insister sur ce flou est une manière de rappeler que la liberté d’expression n’est pas une grandeur prédéfinie à laquelle on pourrait sans risque mesurer toutes les prises de parole. Elle doit se conquérir dans toutes les situations. Cela signifie donc qu’elle est, en d’autres termes, politique avant d’être juridique.
Cet article est paru sous le titre «Le devoir de réserve: une autonomie à conquérir» dans le dossier «Que dire de la liberté d’expression?» de Pages de gauche N° 180, Eté 2021.
Défendre la liberté académique
Ce qu’il est convenu d’appeler la liberté académique se réfère au principe d’indépendance de la recherche et de l’enseignement universitaires, en particulier par rapport à des dogmes et programmes religieux ou gouvernementaux. Cette liberté est cruciale, car elle permet de garantir que les connaissances produites et enseignées ne motiveront pas de sanctions et que les conditions de travail favorisent donc une production et une transmission de savoirs de qualité, et permettent en outre le développement de savoirs critiques.
A l’attaque
Le camp conservateur est traditionnellement le plus prompt à faire fi de ses soi-disant idéaux «libéraux» sur ce sujet, mais la mauvaise foi de la droite conservatrice s’adapte à la situation. Ainsi en Suisse, la remise en question de la liberté académique est modérée: on s’étonne juste que les élites universitaires ne soient plus aussi conservatrices que certaines élites politiques et on s’offusque que des professeur·es s’expriment comme elles et ils en ont le droit, comme citoyen·ne ou membre d’une organisation politique notamment. Dans un pays qui a peu démocratisé l’accès à l’université, cela semble gênant pour une certaine droite que ce privilège soit utilisé pour contrer ses positions.
En France, le gouvernement ultra-sécuritaire et raciste s’oppose politiquement aux chercheur·euses qui travaillent sur des thématiques qui le dérangent, comme la violence policière, l’immigration, le racisme ou l’histoire coloniale. Cette droite gouvernementale a ainsi récemment menacé la liberté académique en invoquant la nécessité de faire de l’ordre dans les universités, accusées de faire le lit d’un «islamogauchisme» qui ne correspond à aucune réalité. Cette intervention gouvernementale instrumentalise des peurs racistes, tout en prétendant s’inquiéter de la qualité de la recherche et du manque d’objectivité supposé des recherches qui ne plaisent pas à ces conservatrices·eurs.
A la défense
En Amérique du Nord, c’est sur les campus que la droite a commencé à se faire passer pour le camp de la parole libre (free speech) contre le «politiquement correct», cette fois en invoquant pour elle-même la liberté académique. Dans un contexte où les discours conservateurs, en particulier racistes et sexistes, font l’objet d’une contradiction et de critiques sérieuses, la droite, notamment étasunienne, multiplie stratégiquement les déclarations trompeuses sur la moralisation des universités et la «cancel culture». Bien sûr, ces voix conservatrices n’ont en réalité aucune intention de défendre réellement la liberté académique ni la liberté d’expression, comme on le voit à la façon dont elles attaquent la légitimité et la validité mêmes de toutes les recherches critiques, mais aussi les voix dissidentes au sein de leur propre réseau. On ne les entend pas non plus quand des chercheur·euses sont attaqué·es en justice par de grandes entreprises, qui réussissent parfois à empêcher la publication de recherches.
Arbitrage
S’il ne faut pas être dupe de cette instrumentalisation de la liberté académique, la gauche doit cependant aussi admettre l’existence de positions antidémocratiques dans ses rangs. La moralisation dénoncée ne constitue pas juste un délire conservateur. Illustrée par des slogans et des politiques criminalisantes du type «le racisme/sexisme/homophobie/etc. n’est pas une opinion», une certaine partie de forces dites progressistes se fourvoie en effet dans une approche moralisatrice et liberticide. Des attaques «de gauche» contre la liberté académique surgissent de cette forme de criminalisation, légale ou morale (selon le succès de cette ligne auprès des institutions), qui menacent effectivement la qualité de l’enseignement et de la recherche. En Amérique du Nord et ailleurs, certaines revendications étudiantes peuvent notamment s’appuyer sur l’idéologie qui transforme les étudiant·es en client·es et qui accompagne la marchandisation des universités, les administrations universitaires s’intéressant de moins en moins à la qualité de leur «produit» et au respect des conditions de travail des enseignant·es, mais de plus en plus à l’image et à la réputation de leur institution.
Ce qui lie les opposant·es à la liberté académique de tout bord, c’est ainsi leur rejet non seulement de propositions pédagogiques et scientifiques qui remettent en question leurs valeurs et leur vision du monde, mais surtout celui de l’exposition même à ces divergences et de la reconnaissance qu’il est nécessaire pédagogiquement et scientifiquement de se confronter à des réalités et des perspectives différentes. Ce rapport antidémocratique aux savoirs et à l’enseignement doit être absolument condamné par la gauche, qui se tirerait une balle dans le pied en acceptant la moindre restriction à la liberté académique.