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Victoire de la bien-pensance

Le Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC), basé à Genève, veut contribuer à la cohésion sociale en étudiant les religions plutôt qu’en signalant leurs dérives éventuelles. Eclairage de Franceline James, psychiatre-psychothérapeute.
Religions

Tournant le dos à sa vocation première de surveillance et d’alerte sur les dérives sectaires, le Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC) se transforme en pôle de formation para-universitaire sur la diversité religieuse à Genève, dans un but de cohésion sociale.

Naïveté ou manipulation? Créé en 2002 en réponse à l’horreur des massacres du Temple solaire qui avait laissé la Suisse hébétée, le CIC a progressivement oublié la gravité du problème des sectes. On ne parle plus du religieux dans la sphère publique: nos milieux politiques et institutionnels sont obnubilés par la crainte que les territoires religieux et politiques se confondent. Du coup, on perd de vue l’articulation entre spirituel et politique. Cette force qui avait entraîné l’Occident tout entier pendant des siècles a déserté aujourd’hui nos religions établies au profit des dérives extrémistes. Réduire la question du religieux à l’étude des religions fait donc l’impasse sur l’origine spirituelle de l’engagement politique, pourtant tellement visible dans les formes extrêmes qui s’expriment dans les radicalisations, qu’elles soient islamistes, d’extrême-droite, néo-nazies, éco-terroristes, ou qu’elles rejettent violemment l’IVG ou l’homosexualité.

Se former à la diversité religieuse ne permet sans doute pas, dans ce sens, de produire plus de cohésion sociale, là où celle-ci est menacée précisément par ces forces qu’il faudrait étudier en tant que telles.

Malgré l’engagement liminaire au décentrement du programme proposé par le CIC, comment comprendre une proposition de formation sur les religions qui enracine la construction ethnocentrée de «nous-qui-parlons-des-autres», auxquels le projet n’offre pas la moindre place alors qu’il s’agit de les décrire? Quelle cohésion sociale espérer d’un tel projet?

De même pour ce qui concerne l’acquisition de compétences interculturelles par les participant·es, élaborées par les académiciens de chez nous: aucune place n’est laissée aux «autres» pour dire qui ils ou elles sont. Au lieu d’un savoir co-construit avec des sujets actifs, on se retrouve dans la bonne vieille tradition coloniale où c’est la culture dominante, la nôtre, qui définit la religion des autres…

Mais le plus grave est l’absence de place faite aux dérives sectaires dans ce programme consacré aux religions, qui sont toutes concernées. Trois causes à cette négligence:

• L’habileté des grandes sectes comme la scientologie à brouiller les pistes et à se fondre dans la société en changeant d’identité, en multipliant les sous-groupes, en faisant du lobbying jusqu’au niveau européen pour s’y faire une place honorable;

• La discrétion tactique des petits groupes qui tentent de ne pas se faire repérer et recrutent leurs adeptes en toute discrétion individuelle;

• Et surtout le monumental déni de la notion d’emprise, pourtant très bien connue et documentée en psychologie, mais ignorée dans les facultés de théologie, de médecine, et visiblement de sociologie et d’histoire.

L’emprise, somme de mécanismes subtils et très difficiles à repérer, signe l’échec de nos représentations fondées sur la rationalité et le libre-arbitre. C’est précisément sur cette méconnaissance que surgissent les extrémismes de tous poils, laissant pantois et démunis les membres du monde politique, du pouvoir judiciaire et des institutions. Comment peut-on proposer une formation sur les religions en ignorant cette dimension de l’emprise, toujours potentielle dans tout mouvement religieux, en renonçant à étudier ses mécanismes et sa redoutable efficacité?

Enfin, le public est davantage attiré aujourd’hui par la recherche de la santé et du développement personnel que par les mouvements qui promettent un changement du monde sur le mode utopique, avec vie communautaire, par exemple. C’est via Internet que des thérapeutes souvent autoproclamé·es recrutent des adeptes. Les dégâts entraînés sont tout aussi redoutables pour les victimes qui n’ont aucune instance de recours.

Si le CIC ne se charge plus d’une mission de surveillance et d’alerte, qui le fera dans la cité?

Il est donc particulièrement choquant qu’un membre du CIC ait déclaré récemment sur les ondes que la pandémie actuelle n’avait pas eu l’effet redouté sur les dérives sectaires, ni augmenté les demandes adressées au centre. Au même moment, des représentant·es des associations de terrain françaises faisaient état de l’explosion exponentielle sur les réseaux sociaux des dérives de ce type et de leurs dégâts.

Le CIC semble donc planer dans un monde purifié, il propose l’acquisition de savoirs théoriques occidentalo-construits, loin des turpitudes du monde réel – et très loin de ce qui avait été sa mission initiale.

Je suis moi-même psychiatre, spécialisée depuis 2006 avec une équipe dans la prise en charge des victimes de dérives sectaires. Ces victimes existent, bien plus nombreuses qu’on ne le croit: écrasées de honte, détruites psychiquement, elles osent à peine parler à leur médecin traitant de dépression ou d’angoisse, sans réussir le plus souvent à évoquer les processus sectaires encore actifs qui continuent à les détruire longtemps après leur sortie du mouvement dont elles avaient fait partie. Il s’agit là d’un vrai problème de santé publique, d’autant plus négligé que les médecins ne sont formés ni à identifier ni à soigner ce type de souffrance.

Plus encore: le déni des mécanismes d’emprise rejoint la question des dérives extrémistes, quelles qu’elles soient. Ignorer la façon dont se construit ce type d’emprise, c’est passer à côté d’une importante possibilité de repérage des victimes potentielles, et éventuellement d’un levier thérapeutique non négligeable.

Alors, comment comprendre la transformation du CIC, de la fonction de «veilleur» sur la question des mouvements sectaires qui était son rôle au départ, en pôle de formation sur la diversité religieuse et culturelle à Genève? Qui assurera dorénavant cette fonction dans la cité? Pourquoi ce glissement du soutien aux victimes de dérives sectaires à un rôle de formation para-universitaire? Et pourquoi à Genève, qui ne soutient plus financièrement le CIC depuis juillet 2019, ayant laissé cette charge aux cantons de Vaud, du Valais et du Tessin?

* Psychiatre psychothérapeute FMH, médecin référent de l’Association genevoise pour l’ethnopsychiatrie, qui reçoit des victimes de dérives sectaires.

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