Marx intersectionnel?
Issue du black feminism et des écrits de la juriste Kimberlé Crenshaw (1959), la théorie intersectionnelle pense l’articulation des oppressions liées au genre, à la «race» comme à la classe. Ce faisant, elle semble révéler un impensé des mouvements d’émancipation des 250 dernières années et, en particulier, d’un marxisme accusé d’être arc-bouté à la dimension classiste.
Voyons la chose de plus près. Et constatons d’emblée avec le philosophe italien Costanzo Preve (1943-2013) que le marxisme a connu des efflorescences successives (Histoire critique du marxisme, 2011). D’abord une phase «proto-marxiste» (1875-1914) avec Engels, Kautsky et Plekhanov que l’on pourrait qualifier d’historiciste, économiciste ou encore positiviste. Ensuite, un épisode d’orientation politiciste que Preve nomme «marxisme intermédiaire» (1914-1956). Plus hétéroclite, il va de Lénine à Mattick en passant par Gramsci, Trotski, Bordiga, Pannekoek et Korsch. La troisième phase est celle d’un «marxisme tardif» plus nettement culturaliste (1956-1991). Lukacs pourrait s’y inscrire, accompagné – par exemple – de Sartre et d’Althusser. Seule une pensée archipélagique a pu inspirer des révolutionnaires ou des théoriciens aussi divers insistant tantôt sur la philosophie de l’histoire, tantôt sur le volontarisme politique ou l’idéologie. Autrement dit: en Marx se nouent des perspectives fort différentes devant nous encourager à penser les dominations et la libération de manière multidimensionnelle.
Il convient cependant de ne pas confondre Marx et ces marxismes: on se souvient de la déclaration fameuse faite par l’auteur du Capital à Paul Lafargue: «Si c’est cela le marxisme1>Marx avait en tête le jeune Parti ouvrier français., ce qui est sûr c’est que moi, je ne suis pas marxiste.» Poussons donc plus loin en direction de Marx lui-même, en nous appuyant sur un autre philosophe italien, Domenico Losurdo (1941-2018). Dans une vaste somme (La Lutte des classes. Une histoire politique et philosophique, 2016), le professeur d’Urbino analysait les soubassements et résonances d’une notion capitale: la lutte des classes. Entendant consacrer son existence intellectuelle à appréhender le capitalisme et son dépassement, on aurait pu imaginer que Marx négligeât la question des «races» et celle du patriarcat qui précèdent largement ledit système; force est, toutefois, de constater que sa vision se veut totalisante. De fait, on omet ordinairement les configurations plurielles que l’expression «lutte des classes» désigne. Citons les luttes de libération nationale – notamment dans les cas de l’Irlande et de la Pologne, largement commentées par Marx et qui conduisirent celui-ci à défendre, à l’occasion, des fronts mêlant bourgeoisie et prolétariat. Citons aussi les luttes anticoloniales ou celles visant l’abolition de l’esclavage des Noirs aux Etats-Unis. La guerre de Sécession a passionné le natif de Trèves et il ne manqua pas d’associer alors libération des «peaux noires» et des «peaux blanches».
Comme journaliste ou historien, Marx a en effet – à maintes reprises – décrit «l’enchevêtrement de luttes des classes multiples et contradictoires» (Losurdo), combiné les facteurs de l’oppression et, partant, suggéré des ressorts divers de l’émancipation. Il discernait toujours la signification sociale des questions nationales, coloniales et «raciales». Qu’en est-il du genre? et des femmes? Leur oppression constitue-t-elle une problématique marginale? Certainement pas: on sait combien Marx et Engels (dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, 1884) appréciaient le mot de Fourier (1772-1837) selon lequel l’émancipation des femmes était «la mesure de l’émancipation universelle»2>Lire également notre chronique «Le prolétaire de l’homme» de l’édition du 22 décembre 2012.; ils avaient simplement à cœur d’épingler les racines matérielles de leur oppression.
Une certaine interprétation de l’intersectionnalité proposant une lecture individualisante des dominations, adossée au concept d’identité, est exploitée par les puissants pour morceler le parti des opprimé·es – creusant les différences de nationalité, d’orientation sexuelle, de couleur de peau, etc. jusqu’à les rendre inconciliables.
La lutte des classes, elle, s’offre comme une théorie générale et historique de la conflictualité sociale – ce dernier adjectif étant à considérer sous des formes variées, y compris celles des luttes dites pour la «reconnaissance». Le «moteur de l’histoire» marxien se fixe ainsi sur les sujets sociaux et leurs situations dans la division du travail au niveau international, national et domestique mais il ambitionne, en sus, la fin de la réification, de la déshumanisation des êtres.
Comme le notait Aurore Lancereau dans le n° 390 du journal de Solidarités (repris de L’Anticapitaliste d’avril 2021): «D’un point de vue théorique, nous ne devons (…) ni refuser les apports des différentes pensées qui ne sont pas marxistes, ni les adopter complètement sans défendre notre propre héritage conceptuel.» Marx est sans doute compatible avec une certaine approche intersectionnelle; mais celle-ci gagnera à demeurer attentive aux structures et à faire sienne l’exhortation majeure des auteurs du Manifeste du parti communiste – une exhortation puisée chez une militante franco-péruvienne, l’ardente Flora Tristan (1803-1844): «Unissez-vous!»
Notes
Mathieu Menghini est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org).