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«A l’aune de la confiance accordée à l’adversaire»

A quelques jours de la rencontre du 16 juin entre le président étasunien, Joe Biden, et son homologue russe, Vladimir Poutine, et alors que les relations entre les deux Etats sont au plus bas, l’historien Jérôme Gygax rappelle les enjeux des sommets antérieurs tenus à Genève, en juillet 1955 et novembre 1985.
Politique

On attribue souvent à l’«esprit de Genève» d’avoir dénoué les tensions de la Guerre froide en 1985. Mais c’est le plus sou-vent en coulisses que se sont jouées les négociations, avec une bonne dose d’imprévus.1>Eisenhower contribue grandement à véhiculer ce mythe, lors d’un discours qu’il tiendra après le sommet, intitulé «The Spirit of Geneva» à Philadelphie, devant la convention du Barreau étasunien, le 24 août 1955. Ce fut le cas en 1985, lorsque Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan, qui devaient s’entretenir un quart d’heure, finirent par passer plus de cinq heures en tête-à-tête.

On néglige en premier lieu la dimension psychologique et médiatique de telles rencontres, les calculs et concertations de couloirs, l’influence des élites miliaires et le rôle premier de l’opinion internationale.2> Le chef d’Etat-major des armées étasuniennes, l’amiral Arthur W. Radford, reste en contact étroit avec le président et met en avant l’effort de subversion international des communistes; il participe à la perception cri-tique de intentions soviétiques jugées négatives. Les archives étasuniennes déclassifiées permettent de comprendre la permanence de certaines questions, telles la course aux armements et la militarisation de l’espace qui deviennent avec le temps, et encore aujourd’hui, une importante source de discorde.3> Les fonds déclassifiés des archives Eisenhower et Ronald Reagan, ainsi que le fonds d’histoire orale de l’Université de Columbia (N.Y.C.) utilisés pour cet article et cités ci-dessous.

Par deux fois dans le passé, Genève s’est ainsi retrouvée le théâtre de divergences fonda-mentales et de mécompréhension sur ces questions.4> Les entretiens bilatéraux et multilatéraux qui se déroulent en coulisse contrastent d’un jour à l’autre, oscillant entre des moments de franche discussion durant les sessions et les dîners, et les rencontres à huis clos ainsi que les briefings et memoranda tentant d’analyser et de planifier la communication. Le souper anglo-russe de la soirée du 19 juillet surprend les délégués anglais qui découvrent des Soviétiques prêts à échanger et demandant à Anthony Eden d’entreprendre un voyage en Russie. Britanniques et Etasuniens tentaient dès le premier sommet de 1955 de préserver l’Alliance atlantique, en cherchant à limiter l’effet de bloc entre l’URSS et la Chine. Quitte à tenir la France ignorante de certains de leurs entretiens privés. Le conseiller aux affaires psychologiques du président étasunien Eisenhower, Nelson A. Rockefeller, suggérait en outre de lier la question du désarmement à celle de l’aide au développement afin d’y gagner un avantage psychologique.5>Memorandum, Nelson A. Rockefeller, «Psychological Strategy at Geneva», «Secret», n° 8, 11 juillet 1955. In Ann C.°Whitman, International Meetings Series, box 2, folder Geneva Conference, July 18-23 1955, n° 2, Dwight D. Eisenhower Library. Conserver l’initiative diplomatique était jugé essentiel face à un adversaire dont on remettait en question la bonne foi.6>Memorandum of Conversation, Geneva White House, 17 juillet 1955. In Ann C. Whitman, International Meetings Series, box 2, folder Geneva Conference, July 18-23 1955, n° 4, Dwight D. Eisenhower Library.

Le sommet des quatre grandes puissances mondiales (France, Grande-Bretagne, Russie, Etats-Unis), tenu du 18 au 20 juillet 1955, donnait ainsi vie au mythe de l’esprit de Genève. L’enjeu majeur étant, en dehors de la situation européenne, de trouver une voie vers une désescalade nucléaire. Comme le rappelle James Hagerty, secrétaire de presse du président Eisenhower, c’est bien à Genève que la délégation des Etats-Unis a de-viné l’identité du successeur de Staline décédé en mars 1953, à savoir Nikita Khrouchtchev – et non Nikolaï Boulganine qui menait la délégation soviétique.7> James C. Hagerty Oral History, 2 mars 1967, Eisenhower Project, Columbia University Archives, Butler Library, p. 136. Les archives de l’assistante personnelle du président étasunien, Ann C. Whitman, nous renseignent sur les préoccupations des Soviétiques quant à l’adoption d’une «doctrine de première frappe nucléaire» par Washing-ton. Une peur qui n’allait cesser de s’accroître dans les années à venir, suivant les milliards con-sacrés aux fusées et missiles balistiques intercontinentaux.

Dès ce premier sommet, Dwight D. Eisenhower et ses proches entendaient exposer l’hypocrisie de Moscou qui, sous le slogan vendeur «Ban the Bomb», ne proposait selon eux aucune mesure concrète en matière de contrôle et d’inspection nucléaire.8>Memo of Conversation at breakfast, 20 juillet 1955, en présence de A. Eden, D.D. Eisenhower et leurs conseillers, «Top Secret». In Ann C. Whitman, International Meetings Series, box 2, folder Geneva Conference, July 18-23 1955, n° 5, Dwight D. Eisenhower Library. Declassified 2008. De cette situation naitra la contre-propagande de l’«Open Sky» proposée par le président des Etats-Unis, avançant l’idée d’inspections aériennes des sites de production nucléaire.9> Idée formulée par Robert B. Anderson et par le chef d’Etat-major des armées, l’amiral Arthur W. Radford, dans un memo pendant la conférence de Genève au secrétaire d’Etat John Foster Dulles, «Secret», In Ann C. Whitman, International Meetings Series, box 2, folder Geneva Conference, July 18-23 1955, n° 2, Dwight D. Eisenhower Library. Proposition dont on savait pertinemment que les Soviétiques en refuseraient les termes. Tuer la «propagande de paix» soviétique – que l’on concevait comme d’autant plus dangereuse qu’elle démobilisait les citoyens européens et étasuniens – tel était le mot d’ordre.

A travers l’histoire, les Soviétiques ont cherché, tant bien que mal, à dissimuler leurs craintes face à l’écrasante supériorité des Etats-Unis en matière de technologies militaire et spatiale, en mesure de rendre leur dissuasion nucléaire obsolète. Un fait plus vrai aujourd’hui qu’il ne l’était hier.
En décembre 1984, une an-née avant de se rendre à Genève, Mikhaïl Gorbatchev avait mis en garde Margaret Thatcher contre les risques d’escalade liés au programme de missiles anti-balistiques étasuniens, dit «initiative de défense stratégique» (IDS, mars 1983).10>Thatcher-Reagan meeting at Camp David, 22 décembre 1984, in Thatcher Record, box 90902, folder That-cher visit – dec 1984, n° 1, Reagan Library. Declassified 2000. Il demandait à la Première ministre britannique de dire à son «ami» Ronald Reagan de cesser tout effort de «militarisation de l’espace». Une mise en garde jamais prise au sérieux par l’état-major étasunien, qui refusait de reconnaître le bouleversement ainsi induit dans l’équilibre des forces et ce, non pas au présent mais pour l’avenir. Les historiens ont depuis expliqué comment ce projet de «guerre des étoiles» a créé une brèche en violant les dispositions du traité ABM (Anti-Ballistic Missile), signé en 1972 entre l’URSS et les Etats-Unis, dans une ère de relative détente.11>La CIA dans une audition du Con-grès spécifiait en septembre 1983 que les dépenses militaires soviétiques en termes absolu et relatif du PNB avaient décliné depuis 1976. Des chiffres cités par Nate Jones, Able Archer 83, A National Security Archive Book, New York, The New Press, 2016, p. 9.

Un traité dont les Etats-Unis se retireront après le 11-Septembre, en juin 2002; ou-vrant une nouvelle course à la militarisation de l’espace, au grand dam des Russes et des Chinois, à travers la nouvelle doctrine «Full Spectrum Dominance» (2010) et le Commandement spatial étasunien (Space Command) – créé un mois avant la conférence de Genève de septembre 1985, dissous, puis finalement rétabli en 2019. L’élaboration depuis un demi-siècle de systèmes de bouclier anti-missiles et leur utilisation offensive en tant qu’armes anti-satellites dénotent la capacité acquise par les Etats-Unis de prendre le contrôle de l’orbite basse de la terre (LEO).12> Le Center for Strategic and Budgetary Assessments (Washington) estimait en 2007 le «black budget» con-sacré pour 75% à l’Air Force et les programmes spatiaux à 30,1 milliards de dollars, le plus haut niveau depuis 1988. Voir notamment les travaux de Theresa Hitchens, Center for Defense Information.

La rencontre au sommet du 16 juin prochain couvrira nombre de questions capitales pour l’équilibre, la sécurité et la paix du monde. Comme par le passé, les deux délégations auront à pondérer leurs intérêts face aux risques, le tout mesuré à l’aune de la confiance accordée à l’adversaire. Est-il possible de relancer un dialogue sincère, en dépassant les postures stratégiques ancrées, quand il ne s’agit pas de répéter machinalement des formulations éculées sur un antagonisme ou choc prétendu entre civilisations? En bon réaliste, le président et ancien général Dwight D. Eisenhower ne croyait pas que Genève puisse «réaliser des miracles»; il misait davantage sur l’amorce d’un processus de consultation – dont on mesure aujourd’hui l’extrême fragilité1.13> Le président étasunien prononce ces paroles en compagnie du Maréchal Zhukov, de Boulganine et de Khrouchtchev. Memo de Charles E. Bohlen, afternoon meeting, 18 juillet 1955. In Ann C. Whitman, International Meetings Series, box 2, folder Geneva Conference, July 18-23 1955, n° 5, Dwight D. Eisenhower Library.

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Jérome Gygax est PhD, chercheur associé à la fondation Pierre du Bois pour l’Histoire du temps présent.

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