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Et le cacao ghanéen devint chocolat suisse

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Selon Présence Suisse, l’unité du Département fédéral des affaires étrangères en charge de la promotion de la Suisse à l’étranger, six raisons expliquent le succès du chocolat suisse. Fierté nationale, produit phare d’une industrie florissante, le chocolat suisse serait le fruit d’une longue tradition – la production industrielle débute en 1819 sur les berges du Léman –, d’un génie de l’innovation et d’une insatiable recherche de l’excellence. Mais les industriels ne sont pas les seuls responsables de ce miracle: la population elle-même sait ce qui est bon pour elle et son économie. Les Européens consomment 6 kg de chocolat par année, la moyenne helvétique dépasse 10 kg.

Il est évident que le mandat de Présence Suisse n’inclut pas de réflexion critique sur son objet – heureusement, l’historienne bâloise Andrea Franc s’en charge. Avec Wie die Schweiz zur Schokolade kam1Andrea Franc, Wie die Schweiz zur Schokolade kam. Der Kakaohandel der Basler Handelsgesellschaft mit der Kolonie Goldküste (1893-1960), Bâle: Schwabe Verlag, 2021 (2008)., une thèse de doctorat de 2007 republiée cette année, Andrea Franc explore la question, fondamentale, de l’arrivée des fèves de cacao en Suisse et en Europe. L’intérêt pour le sujet est évident, immédiat, tant il résonne avec les réflexions postcoloniales contemporaines. C’est un des mérites d’Andrea Franc d’ancrer ses recherches dans ce questionnement, et de le faire bien: loin d’une superficielle critique du rôle des marchands et industriels helvétiques dans le pillage des régions colonisés, l’autrice livre une étude profonde et détaillée des échanges, attentive au rôle proactif des non-Européens.

Le titre de l’ouvrage d’Andrea Franc est, pourtant, un peu trompeur. L’étude porte essentiellement sur la Basler Missionshandelsgesellschaft (MHG), la plus importante entreprise marchande helvétique, intégrée, au départ, à la Mission de Bâle, et active notamment en Afrique de l’Ouest et en Inde. Partie prenante du système colonial anglais – l’entreprise profite, jusqu’à la Première Guerre mondiale, des infrastructures de l’Empire –, la MHG développe le commerce de fèves de cacao entre le Ghana et l’Europe. Mais le marché suisse n’est pas un débouché intéressant: le cacao ghanéen est, sur les premières décennies de son introduction, employé pour produire du chocolat de moins bonne qualité, mais en plus grande quantité. Ce sont les Allemands qui achètent l’essentiel des fèves vendues par la MHG, eux qui absorbent plus de la moitié du cacao produit dans les colonies anglaises d’Afrique de l’Ouest. Il faut les blocages au commerce de la Première Guerre mondiale pour que les producteurs suisses de chocolat se tournent vers la MHG, qui peut continuer ses activités en jouant ses cartes habilement: d’une part en préservant ses relations avec l’Empire britannique malgré ses soupçons croissants de germanophilie à l’encontre de la Suisse, et d’autre part en se rapprochant d’intermédiaires français. Ce n’est qu’à partir de l’entre-deux-guerres que les fèves ghanéennes trouvent véritablement entrée dans les ateliers des chocolatiers helvétiques. L’ouvrage d’Andrea Franc ne relate donc pas vraiment les débuts du commerce de cacao vers la Suisse, et encore moins comment la Suisse en est venue à occuper sa place si particulière dans la production mondiale du chocolat, mais plutôt le changement de fournisseur au profit du Ghana et de la MHG.

Wie die Schweiz zur Schokolade kam est tiré d’une thèse de doctorat, et en a conservé beaucoup d’aspects. Si le grain de certains passages aurait mérité d’être lissé, les quarante pages du chapitre conclusif sont d’une grande richesse analytique et parviennent à replacer l’entreprise étudiée dans un contexte économique complexe et changeant, mais aussi les disruptions politiques et diplomatiques de la fin du XIXe siècle jusqu’au second après-guerre. Bien qu’une grille de lecture parfois moralisante soit susceptible de déplaire à une partie du lectorat, la perspective d’Andrea Franc permet de rendre compte non seulement du rôle des Européens sur le sol africain, mais également des populations locales face aux défis et opportunités rencontrés.

Andrea Franc emprunte plusieurs lentilles pour étudier son objet. Sa réflexion n’apparaît ainsi pas piégée dans un manichéisme simpliste, mais bien plutôt intégrée dans des courants de réflexion variés. Loin de condamner l’ensemble des activités de la MHG au Ghana, l’autrice est prête à en reconnaître les apports en termes de développement économique, sans naïveté: elle explique ainsi que l’attitude bienveillante originelle des marchands helvétiques se transforme en «économie du vol» («Raubwirtschaft») répressive aux premières revendications d’autonomie des populations locales. Dans le contexte des actuelles réflexions sur le rôle des entreprises helvétiques dans les pays en développement, en particulier dans le secteur de la production et du commerce de matières premières, l’ouvrage d’Andrea Franc offre un regard précis et convaincant sur les ficelles du commerce de cacao jusque dans les années 1960.

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Séveric Yersin est historien.

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lundi 8 janvier 2018

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