Deux leçons de la Semaine sanglante
Après les massacres et exécutions sommaires de la «Semaine sanglante» du 21 au 28 mai 1871 qui signe la fin de la Commune de Paris, la défaite du soulèvement populaire ouvre les portes à une répression féroce. Des dizaines de milliers de personnes sont arrêtées, des milliers déportées et plus de 80 condamnées à mort. Comme le rappelle l’historien Stéphane Gacon, si les condamnations sont prononcées par des juridictions légalement constituées, les juges ne se limitent pas à appliquer la loi, mais «sont convaincus qu’ils ont une mission à remplir, qu’ils sont là pour extirper le mal de la société (…). Il s’agit aussi de faire disparaître la menace socialiste et de faire taire le peuple»1>Gacon S., «L’amnistie de la Commune (1871-1880)» (p. 46), in Le principe d’amnistie/Lignes 2003/1 (n° 10), Editions Léo Scheerp..
Ecrivains pour la répression
La prise de position de Victor Hugo au moment de la Semaine sanglante fait figure d’exception dans le paysage littéraire français de l’époque. La majeure partie des écrivains se range en effet du côté de la répression et salue la victoire des Versaillais. C’est ce que documente un ouvrage de Paul Lidsky paru il y a cinquante ans et récemment réédité2>Les écrivains contre la Commune, Paul Lidsky,
La Découverte, 2021 (1970).. «Je trouve qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats. Mais cela aurait blessé l’humanité. On est tendre pour les chiens enragés, et point pour ceux qu’ils ont mordus.» Ces lignes sont de Gustave Flaubert, dans une lettre qu’il adresse à George Sand à la suite des événements de mai 1871. L’auteur de Madame Bovary rivalise de cruauté avec son compère Anatole France, alors âgé d’à peine 26 ans, qui se réjouit, lui, que «le gouvernement du crime et de la démence pourrisse à l’heure qu’il est dans les champs d’exécution». Les réactions de ce genre sont légion au moment de la Semaine sanglante; elles sont l’expression à la fois de la haine du peuple organisé et du soulagement de voir la tentative historique de ce dernier échouer. Au-delà des positionnements individuels, le fort sentiment contre la Commune chez les écrivains éclaire également la posture politique parfois bancale et purement rhétorique de l’intellectuel. Car, parmi ceux qui honnissent l’insurrection de 1871, tous ne sont pas des monarchistes; on compte même plusieurs républicains autoproclamés, tel Anatole France. Mais l’événement révolutionnaire a cela de particulier qu’il quitte le monde abstrait des idées pour se matérialiser, souvent moins propre et lisse qu’attendu. Par les réactions qu’il suscite, il dévoile ainsi le bourgeois apeuré qui se terre parfois derrière l’écrivain, aussi progressiste soit-il sur le papier. A-HEM
La violence de la répression laisse une plaie ouverte et appelle une réponse des rescapé·es et des solidaires. Dans les milieux républicains antimonarchistes, l’idée de l’amnistie est lancée. Ses promoteurs·trices sont accusé·es d’approuver les exactions que l’on attribue aux insurgé·es. La gauche modérée, elle, se désolidarise, en proposant de trier les accusé·es: libérer les «innocents», faire preuve d’indulgence envers les «égarés» et rester sévère envers les «incendiaires». Les partisan·es de l’amnistie persistent. Ecœuré par les massacres de la Semaine sanglante, Victor Hugo ouvre les portes de son refuge de Bruxelles aux exilé·es et rallie la cause. Avec d’autres républicains, il fonde le «Comité d’aide aux amnistiés». En 1873 il écrit: «Si mon nom signifie quelque chose en ces années fatales où nous sommes, il signifie Amnistie.» Il accepte de se présenter aux élections parlementaires françaises de 1876 à la condition d’inclure en tête de son programme électoral «Amnistie pour les crimes et délits politiques. Abolition de la peine de mort en toutes matières».
Victor Hugo est élu, et la majorité conservatrice renversée. En province, des listes ouvrières, qualifiées de «candidatures de l’amnistie», sont proposées aux diverses élections, présentant souvent des proscrit·es ou des déporté·es. Ces premières initiatives rassemblent toutefois peu de soutien. La proposition de loi d’amnistie présentée au Sénat par l’écrivain ne recueille que dix voix favorables. Les années passant, l’idée suit son chemin et, en mars 1879, le parlement adopte une première loi d’amnistie accordée aux «condamnés pour faits relatifs à l’insurrection de 1871». Les meneur·euses du mouvement, soit environ un millier de personnes, en sont exclu·es.
En réponse à cette «fausse amnistie» est fondé le «Comité socialiste d’aide aux amnistiés et aux non amnistiés». Cette nouvelle organisation a une pratique inspirée des engagements syndicalistes de la majorité de ses membres, et s’implante peu à peu dans les arrondissements parisiens en mettant en place des comités locaux, chargés de collecter des dons et de secourir les rapatrié·es dans les quartiers. L’organisation de «concerts populaires» et de conférences par les divers comités socialistes, en relation étroite avec les organisations syndicales, permettent de récolter des fonds et de procurer du travail aux amnistié·es à leur retour en France.
Une loi s’apparentant à une d’amnistie générale sera finalement promulguée le 11 juillet 1880. Au cours des débats, le président Léon Gambetta intervient en soutien au projet et en plaidant l’oubli: «Quand donc me débarrasserez-vous de ce haillon de guerre civile?… Il faut que vous fermiez le livre de vos dix années, que vous mettiez la pierre tumulaire de l’oubli sur tous les crimes et tous les vestiges de la Commune, enfin que vous disiez à tous… qu’il n’y a qu’une France et qu’une République.» Les prisonnier·es sont ainsi libéré·es et les déporté·es peuvent rentrer au pays.
C’est ainsi la volonté du champ bourgeois d’œuvrer à la réconciliation nationale et de suturer les blessures de la guerre civile – bien plus que la capacité des mobilisations des organisations socialistes – qui a fait aboutir l’amnistie pleine des communeux·euses. Cet épisode a le mérite de montrer que lorsque la justice est prononcée dans un contexte très politisé, la politique se doit d’intervenir pour réparer ses excès. L’amnistie de la Commune a également ouvert la voie à une tradition française des lois d’amnistie, dont bénéficieront des indépendantistes kanakes, guyanais, martiniquais, corses, basques ou bretons, des syndicalistes ou des militant·es des groupes armés d’extrême gauche. Sur ce point, un siècle et demi plus tard, les leçons de la Commune peuvent servir aux luttes d’aujourd’hui.
«Il fallait prendre la Banque de France»
A la chute du Second Empire, la volonté du gouvernement français de poursuivre le remboursement des anciennes dettes publiques et de s’acquitter du tribut exigé par la Prusse a précipité l’expérience de la Commune. Entretien avec Eric Toussaint, historien et porte-parole du Comité pour l’annulation des dettes illégitimes (CADTM).
La guerre franco-prussienne fait exploser en 1870 le poids de la dette française. Quelles sont les incidences de cette dette dans l’expérience de la Commune, qui débute quelques mois après la défaite de la France?
Eric Toussaint: La dette en France a augmenté fortement sous le Second empire, notamment à cause des aventures coloniales de Napoléon III. En juillet 1870, ce dernier a déclaré la guerre à la Prusse. Début septembre, la déroute française face à l’armée de Bismarck à Sedan [Ardennes françaises] se clôt par la capture et la reddition de l’empereur. A Paris, la nouvelle provoque une rébellion populaire le 4 septembre. La classe politique et la bourgeoisie financière décident de proclamer la République pour stopper l’indignation populaire contre les effets de la guerre; il s’agit de calmer le peuple afin de poursuivre le remboursement de la dette publique. Il faut se rendre compte que les classes politique et financière de l’époque forment un seul ensemble, composé de membres de la même classe dominante, partageant les mêmes intérêts.
En février 1871, le gouvernement élu d’Adolphe Thiers lève une souscription publique de 2 milliards de francs, tout en sachant que ces mesures impopulaires, nécessaires pour rembourser la dette, vont provoquer des réactions très fortes du côté du peuple. La dette joue un rôle clé dans les événements de la Commune, car le soulèvement populaire du 18 mars est aussi motivé par le rejet des dettes de guerre. Selon Marx, Thiers était prêt à provoquer une guerre civile au cours de laquelle il comptait venir à bout de la résistance du peuple et l’obliger à payer la facture. Ainsi, il envoie l’armée sur Paris pour voler les canons du peuple [fabriqués pendant le siège prussien et payés par souscription des Parisiens], mais les soldats font «crosse en l’air», se retournant contre leur commandement. Thiers est contraint de fuir avec son administration: c’est le début de la Commune.
La France contracte également une énorme dette envers la Prusse. Cette dette joue-t-elle aussi un rôle?
Effectivement. A la dette publique de la France s’ajoute un tribut de guerre de 5 milliards exigé par la Prusse. Il y a une pression constante de Bismarck envers le gouvernement de Thiers. Bismarck dit à Thiers: «Si tu veux un vrai traité de paix et que la Prusse retire ses troupes, il faut payer votre tribut». Bismarck sait que, pour cela, la France doit imposer une défaite radicale et sanglante au peuple de Paris en armes. Pour ce faire, Thiers demande à la Prusse de l’aider à reprendre la ville. Bismarck refuse d’utiliser ses troupes pour entrer dans Paris. En revanche il remet à Thiers plus de 100 000 soldats français, prisonniers de la guerre de 1870, qui sont libérés et envoyés à Versailles où ils seront réorganisés pour attaquer Paris.
Quelles sont les responsabilités de la Commune et quels types de mesures auraient dû être pris?
La première chose à souligner est que dans la dynamique du soulèvement du 18 mars, vu que le peuple était armé et que les soldats envoyés par Thiers avaient refusé de l’attaquer, il eut été opportun de poursuivre Thiers et son administration, et de l’arrêter. La Commune ne l’a pas fait, cela constitue une première grave erreur.
Deuxièmement, il y a la question de la Banque de France, cette banque privée au cœur de la Commune de Paris. A la suite des événements de mars, les communeux·euses ne prennent pas le contrôle de la banque, qui reste entre les mains du gouvernement de Thiers. Comme le dit Prosper Lissagaray, historien et militant de la Commune, «la Commune s’est arrêtée devant le coffre-fort de la bourgeoisie». C’est Charles Beslay, délégué de la Commune auprès de la Banque, qui impose à la Commune de ne pas la «violer» (sic!) ni d’en prendre le contrôle. Beslay a donc permis à la Banque de France de continuer à financer Thiers, qui a ainsi pu réorganiser l’armée et réprimer la Commune. Pour Beslay, la Banque était la fortune de la France et la prendre aurait signifié le chaos. Et, comme par hasard, Beslay a été le seul dirigeant de la Commune qui n’a pas été exécuté, emprisonné ou exilé.
Il fallait prendre physiquement la Banque de France; tout gouvernement populaire digne de ce nom devrait le faire. Cela eut été tout à fait possible, sans effusion de sang. Il fallait la mettre au service de la Commune et empêcher Thiers de s’en servir.
Propos recueillis par A-HEM.
Notes
L’association L’Atelier-Histoire en mouvement, à Genève, contribue à faire vivre et à diffuser la mémoire des luttes pour l’émancipation, info@atelier-hem.org