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Séparatisme: «Macron creuse le fossé»

Avec son projet de loi «contre le séparatisme», le gouvernement desserre des liens, pourtant forts au quotidien, entre communautés issues de l’immigration et société d’accueil, selon Jacques Depallens. A l’origine de l’échec répété des politiques d’intégration menées par la France: «une vision malveillante, clivante et unilatérale des liens communautaires».
Séparatisme: «Macron creuse le fossé»
«Français et musulmans, fiers de nos deux identités»; manifestation contre l’islamophobie à Paris, novembre 2019. KEYSTONE
France

La France traverse, depuis les premiers attentats de 2012 jusqu’au dernier, le 23 avril 2021, avec le meurtre d’une policière à Rambouillet, une longue épreuve d’attaques meurtrières attribuées au terrorisme islamiste. Dans un désarroi croissant, le parlement a adopté une nouvelle loi cherchant à mieux protéger la population des attaques et des attentats, dite «loi contre le séparatisme». Porté par le gouvernement Macron, le projet législatif «vise à lutter contre le séparatisme et les atteintes à la citoyenneté. Il entend apporter des réponses au repli communautaire et au développement de l’islamisme radical, en renforçant le respect des principes républicains et en modifiant les lois sur les cultes».

Il y a un problème avec cette formulation, incriminante pour les quelque 8 millions de musulman·es de France: le gouvernement fait une mauvaise évaluation de ses propres carences en matière d’intégration. Il semble plutôt que l’Etat, sur le terrain, ne cherche pas à relier, mais renforce – depuis bien plus d’un demi-siècle – son projet de dissocier, de distinguer, voire de disloquer la société française en blocs séparés. Avec une vision malveillante, clivante et unilatérale des liens communautaires.

Du colonialisme et des guerres…

Au début de tout, le colonialisme qui a produit la séparation des «races» – habitat, esclavage, négation des cultures, des langues, des religions. La première entreprise de traite humaine outre-Atlantique a été créée en 1624, la Compagnie normande. En 2007, à Dakar, dans un célèbre discours adressé aux Africains et qui a suscité l’écriture d’un livre courroucé d’une quinzaine d’intellectuels africains1>L’Afrique répond à Sarkozy: contre le discours de Dakar. – Collectif, Poche, 2009, Nicolas Sarkozy, alors président, a déclaré: «Le colonisateur est venu, il a pris, il s’est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. (…) Il a pris mais je veux dire avec respect qu’il a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu fécondes des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir.»2>Le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy. Publié in Le Monde, 9 novembre 2007. Le candidat François Fillon y est aussi allé de son couplet aux présidentielles de 2016: «Non, La France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord.»

Au XXe siècle, les deux guerres mondiales ont été caractérisées par l’enrôlement forcé de soldats d’Afrique du Nord et subsaharienne dans des opérations de tueries de fantassins, mention «chair à canons» pour les goumiers marocains, spahis algériens et, plus connus, les tirailleurs sénégalais. Pendant la Première Guerre mondiale, quelque 600 000 soldats «indigènes» issus de l’Armée d’Afrique (Maghreb) et des Troupes coloniales sont appelés pour combattre et donner leur vie pour la France. Presque autant seront mobilisés lors de la Seconde Guerre mondiale, avec des services rendus sur de nombreux fronts – aux Dardanelles ou à Monte Cassino en Italie (1944), par exemple, pour contribuer à faire sauter le verrou nazi de Rome. «Parmi les soldats de l’Armée d’Afrique accrochés au flanc du Mont [Cassino], il y a Ali, mais aussi Ben Bella et Boudiaf, respectivement premier et quatrième présidents de la future Algérie indépendante.»3> Alice Zeniter, L’Art de perdre, J’ai lu, 2017, p. 247

Une importante vague d’immigration commence par ailleurs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1945, la reconstruction du pays nécessite un gros apport de travailleurs étrangers. Mais les conditions d’accueil sont infra-minimalistes. Il y a eu d’abord des taudis en tous genres, des bidonvilles improvisés, puis les foyers Sonacotra4> Société nationale de construction de logements pour les travailleurs (Sonacotra), anciennement Société nationale de construction de logements pour les travailleurs algériens (Sonacotral). de sinistre mémoire, constitués à la hâte, à la fois pour loger à bon marché la main d’œuvre et la priver de toute vie sociale. Les responsables des foyers sont le plus souvent des militaires de réserve – ayant sans doute servi dans les colonies. Avec l’objectif de contrôler également les dizaines de milliers de travailleurs algériens embauchés dans l’industrie automobile ou la sidérurgie du nord de la France, pourtant détenteurs de la nationalité française depuis 1947.

Dans les années 1950-60, les tensions en lien avec la guerre d’Algérie inquiètent le pouvoir gaulliste, avec ce fantasme de «cinquième colonne», de front intérieur. «Il n’était pas souhaitable en ce début de l’année 58 d’être un Algérien dans Paris. (…) Arrestation, chômage, refoulement.»5>Claire Etcherelli, Elise ou la vraie vie, Folio Denoël, 1967, p. 225. Il y a des rafles, des ratonnades. Des morts aussi. Des policiers abattus par le FLN algérien, la répression meurtrière par les forces de l’ordre françaises de militants pour la paix en Algérie au cours de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris, ainsi que celle du 8 février 1962, au métro Charonne, à l’encontre des antifascistes protestant contre les exactions de l’OAS (Organisation de l’armée secrète) et la guerre d’Algérie.

… aux origines des «banlieues sensibles»

A force de parquer les travailleurs loin des mythiques «Français de souche», le pouvoir autoproclamé républicain a pris de mauvaises habitudes. Des tours de vingt étages. Des bas-côtés de boulevards périphériques. Des zones sans nom… la zone quoi! Des villes nouvelles. Des cités-dortoirs sous équipées, nouveaux déserts alimentaires. Voilà l’accueil réservé aux descendant·es des colonisé·es, aux harkis mal-aimés, aux migrant·es africain·es ou maghrébin·es, avec ou sans regroupement familial sommaire. Souvent dans d’anciens camps à l’abandon, qui avaient déjà hébergé sans aucun confort des républicains espagnols en 1939. «Ces petites tours de béton qui m’entouraient avaient été pensées comme une solution temporaire pour loger et rassembler, à court terme, les immigrés et leurs enfants. Elles n’étaient pas censées devenir l’éternel ghetto dans lequel j’ai pourtant grandi, et où, à bien y regarder, rien n’est entretenu, tout s’enlaidit, tout s’éteint.»6>Nesrine Slaoui, Illégitimes, Fayard, 2021, p. 25.

Dès 1980, puis 2005, «ça craint» dans les faubourgs mal famés de plusieurs villes de France. Des bavures policières et des arrestations punitives déclenchent des émeutes de grande envergure dans plusieurs quartiers à forte population de jeunes de la deuxième génération d’immigrés, Français en très grande majorité. Les élites politiques, «présidents de tous les Français» en tête, déversent dans les médias leurs insultes envers les habitant·es de ces cités qu’ils ont bricolées au rabais: «‘Racailles’, ‘voyous’, ‘territoires perdus de la République’, ‘banlieue à nettoyer au Kärcher’ (…) Les banlieues appelaient à l’aide, elles étaient de nouveau mises en accusation.»7>Ibid., p. 55.

Quartiers périphériques à l’abandon

Oui, il y a beaucoup de trafics en tous genres dans les quartiers périphériques. Des barrettes de haschich; depuis 1970, de l’héroïne; dès 2000, la poudre de cocaïne colombienne; aujourd’hui le crack. Mais pas que. Dans les années 1980-90, la vente de mixtapes, de CD piratés, de décodeurs pour l’accès au Canal+ du pauvre, de DVD pour le vidéoclub des fauchés, des photocopies laser pour l’entrée aux concerts ou autres événements. On cède aussi, à prix d’ami, des contrefaçons de fringues à la mode, des autoradios et autres articles très demandés de provenance douteuse. Depuis les années 2010, des armes aussi se vendent, resurgissant parfois lors d’affrontements entre bandes de quartiers voisins, qui se sont encore durcis ces derniers temps.

C’est un mode de survie – également de «belle vie», parfois de frime insolente. «Mon petit frère (…) arrivait à rapporter 1000 à 1500 euros par jour. Alors quand je lui disais: ‘Travaille!’, il me répondait: ‘Un mois pour ce que je me fais en un jour! Jamais’ (…) Et le petit jeune qui chouffe [fait le guet] une journée en gagne 50 euros et un grec [sandwich].»8>A. Sissoko et Z. Harroussi, Quartier de combat: les enfants du XIXe, Denoël, 2021, p. 130. Comme le procès des attentats de Charlie Hebdo l’a révélé, on trouve des garages regorgeant de kalachnikovs et d’explosifs.

A force de délaisser ces banlieues, de ne pas rénover des immeubles insalubres, de ne rien vouloir contrôler, de couper les subsides de précieuses associations d’entraide – de crainte, mais sans aucune vérification, qu’elles puissent tourner en «associations communautaristes» –, l’Etat tire au mince, au très mince même. Avec cet opportunisme désastreux, il sait que les trafiquants en tous genres entretiennent leurs parents, les familles nécessiteuses.

Avec les délocalisations, les fermetures d’entreprises, les discriminations à l’embauche en fonction du nom ou de l’adresse, les concentrations d’élèves en difficulté, on arrive dans ces périphéries à des taux de chômage très élevés. Les démarches à Pôle emploi sont peu productives par ces temps de destruction des activités rémunérées. L’Etat tend à sous-financer ces besoins d’aide au quotidien. En fermant les yeux, le pouvoir a raboté la cohésion et les aides sociales. Sachant que les caïds du quartier ou les petits dealers font vivre leur famille ou des parents dans le besoin.

«Beaucoup de gens survivent grâce à cet argent. Et qu’on ne me dise pas qu’ils ne le savent pas, au plus haut de l’Etat. Qui peut croire que des familles entières s’en sortent avec des salaires au Smic, à Paris? Seules les combines permettent aux plus pauvres de subsister.»9> Ibid., p. 59.

Notes[+]

Jacques Depallens est un ancien conseiller municipal «Gauche en Mouvement», Renens (VD).

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