Chroniques

La propriété, et le vol!

À livre ouvert

«Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.» Les célèbres mots du Discours sur l’origine de l’inégalité de Jean-Jacques Rousseau (1754) soulignent l’intime relation que propriété et société moderne entretiennent. Cette fascination pour la propriété privée, devenue l’un des socles de nos sociétés, Arnaud-Dominique Houte la voit surtout s’affirmer dans le courant du XIXe siècle – et l’analyse, perspective originale et bienvenue, au prisme de son ombre: le vol.

La langue est soignée, la réflexion est claire, l’argumentation convaincante: Propriété défendue1 Arnaud-Dominique Houte, Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol XIXe-XXe siècles, Paris, Gallimard, 2021. est une œuvre autant qu’une étude scientifique. La réflexion progresse calmement, d’un bord à l’autre de ce spectre que l’auteur définit comme le vol, le chapardage, le cambriolage, le hold-up, le grappillage, le pickpocketing. La définition complexe de ce qu’est un vol change, c’est l’argument central du livre, avec celle de la propriété.

Avec l’émergence puis la consolidation des valeurs bourgeoises, c’est une véritable obsession propriétaire qui s’établit: alors qu’une grande tolérance entoure la pratique du vol au début du XIXe siècle, les fronts se durcissent autour d’une condamnation morale qui, bientôt, touche jusqu’aux biens que personne ne revendique. Ramasser des fruits tombés au bord de la route? Défendu. A la fin du siècle, les tribunaux traitent entre 30 000 et 40 000 accusations de vol – contre 1500 procédures criminelles tout au plus.

La figure du voleur cristallise ces changements. Sa place au panthéon des pires canailles, aux côtés des violeurs, des traîtres et des assassins, le voleur la gagne au fil du siècle. Et si la période voit naître les grandes figures littéraires, puis cinématographiques, du cambriolage, c’est avec une distanciation d’avec «le» vol: Robin des Bois «n’est pas un voleur», s’époumone ainsi le Petit-Jean d’Alexandre Dumas (1872). C’est que, malgré toute la fascination pour la figure du cambrioleur, et malgré tous les succès d’un nouveau genre littéraire, la morale penche en faveur du propriétaire. Et ce, jusqu’aux tenants d’une «propriété collective» qui réprouvent le pillage pour mieux défendre «la lutte légitime et encadrée, respectueuse d’une propriété privée dont elle contexte moins les formes concrètes que les fondements sociopolitiques.» (p. 53)

Arnaud-Dominique Houte l’annonce en introduction, mais on le regrette tout au long du livre: il ne traite pas des voleurs eux-mêmes. Mobilisant des archives d’Etat, une large production culturelle et journalistique, l’historien s’intéresse à la construction du vol car celui-ci «existe […] en tant qu’il se dit et se représente.» (p. 19) Pourquoi, dès lors, s’en tenir à une définition stricte et convenue du vol et des voleurs? On pense entre autres à l’établissement d’une fiscalité moderne qui, malgré l’étrange silence des acteurs culturels, voit émerger les techniques les plus élaborées pour s’y soustraire; on pense également à l’accaparement des ressources, des territoires et des personnes tout au long de l’entreprise coloniale par les individus, les entreprises et l’Etat. Bien que l’auteur joue sur les variations du célèbre ouvrage de l’anarchiste français Pierre-Joseph Proudhon Qu’est-ce que la propriété? (1840), il est dommage qu’il ne propose pas une réflexion plus étendue sur ce qu’est le vol.

Notes[+]

* Historien.

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lundi 8 janvier 2018

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