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L’école digitale, incubateur à crétin·es?

La sphère politico-médiatique dénonce le retard pris dans la digitalisation de l’école et pousse à son accélération. Pourtant la pertinence du numérique à l’école n’est guère discutée, en dépit d’études montrant qu’il est contre-productif dans les apprentissages. Un membre d’un groupe d’enseignant·es critiques face au numérique* fait le point dans Moins!.
L’école digitale, incubateur à crétin·es?
Les outils numériques introduits à l’école dès le plus jeune âge empêchent certains apprentissages, avancent les enseignant·es critiques face à l’école numérique. KEYSTONE
Numérique

Ces derniers mois, après une période d’enseignement à distance, de nombreux éditoriaux ont pointé les lacunes et le retard de l’école en matière de numérisation. Ainsi, Titus Plattner considérait encore dans les colonnes de 24heures (éditorial du 28 octobre 2020) que c’était «comme si l’école était revenue au temps des fessées» pour parler des élèves qui n’avaient pas reçu un véritable enseignement à distance. Et de regretter que les autorités n’aient pas «investi massivement dans les nouvelles technologies».

Ce débat n’est pourtant pas nouveau dans le monde de l’éducation. En effet, à chaque fois qu’une nouvelle technologie émerge, on nous promet une véritable révolution éducative. «Les livres seront bientôt obsolètes à l’école […]. Notre système scolaire va complètement changer en dix ans» prévoyait déjà il y a plus de cent ans Thomas Edison, fasciné par le potentiel éducatif du cinéma1>Thomas Edison cité par Michel Desmurget dans La fabrique du crétin digital, Seuil, 2019, p. 229.. Philippe Bihouix et Karine Mauvilly montrent que «les mêmes arguments ont été systématiquement repris à travers les âges: éveil de l’intérêt des enfants, possibilité d’adapter le rythme de l’enseignement à chaque élève, participation et implications accrues, ouverture de l’école sur le monde extérieur»2>Bihouix, P. et Mauvilly, K., Le désastre de l’école numérique, Seuil, 2016, p. 20-21.. Malgré les espoirs mis dans le cinéma, la radio, la télévision, le magnétophone, la vidéo, puis l’ordinateur, la révolution n’est pas venue. Mais cette fois-ci, avec le numérique, ce serait différent. Vraiment?

Apprentissage du ou par le numérique?

Avant de faire un tour d’horizon du paysage digital scolaire et de ses promesses révolutionnaires, il convient, pour éviter toute confusion, de distinguer l’apprentissage du numérique de l’apprentissage par le numérique. Dans le premier cas, il s’agit de déterminer s’il est pertinent que les élèves apprennent à utiliser des outils numériques à l’école. Si oui, lesquels doivent-ils maitriser à la fin de leur scolarité? Les suites bureautiques de Microsoft – Word, Excel, Powerpoint? Des outils de traitement d’images? Des rudiments de programmation? Ces questions sont légitimes et les réponses sont loin d’être évidentes.

Rappelons ici que le temps scolaire est limité et que l’introduction de tels savoirs numériques ne se fera qu’au détriment d’autres apprentissages. Savoir utiliser certains outils peut évidemment grandement faciliter la réalisation de certaines tâches. Bien que ce soit également souvent le cas pour les élèves, il n’est pas pour autant souhaitable d’introduire ces outils dès le plus jeune âge. En effet, en nous rendant la vie plus facile, ils empêchent certains apprentissages. Dans son livre La fabrique du crétin digital, le docteur en neuroscience Michel Desmurget le résume ainsi: «plus nous abandonnons à la machine une part importante de nos activités cognitives et moins nos neurones trouvent matière à se structurer, s’organiser et se câbler»3>Op. cit. p. 231.. Et d’ajouter que les études scientifiques montrent clairement «que les enfants qui apprennent à écrire sur un ordinateur, avec un clavier ont beaucoup plus de mal à retenir et reconnaître les lettres que ceux qui apprennent avec un crayon et une feuille de papier»4>Idem..

Ainsi, pour le philosophe Denis Thouard, ce qui importe est de développer notre capacité à penser. Et dans cette entreprise, le langage et les mathématiques sont fondamentaux car «ils nous permettent d’utiliser d’autres techniques et d’autres savoirs, mais aussi et surtout de les comprendre et de les interpréter. Ce sont des méta-techniques culturelles, qui servent à penser»5>Thouard, D., «La pensée numérique», Revue Projet, n° 345, 2015.. Il avance l’argument suivant: «pour bien lire du numérique (c’est-à-dire du numériquement codé), il faut d’abord savoir bien lire (et non seulement décoder)». Par conséquent, c’est une bonne maîtrise des savoirs de l’ancien monde qui permettra aux élèves de se saisir des enjeux du numérique. Mais ces savoirs non numériques (français, mathématiques, langues étrangères, histoire, géographie, etc.) ne gagneraient-ils pas à être enseignés par le numérique?

Des résultats nuls voire néfastes

Même si l’on observe un véritable engouement pour l’introduction d’ordinateurs et de tablettes personnels dans les écoles (certains cantons ont déjà généralisé l’utilisation de ces outils en classe et à la maison), la littérature scientifique ne laisse que peu de doute sur ce sujet. En effet, Desmurget, en compilant les différentes études d’impact, montre que «malgré des investissements massifs, les résultats se sont révélés terriblement décevants. Au mieux la dépense est apparue inutile; au pire, elle s’est montrée néfaste»6>Op. cit. p. 234..

Les résultats du programme PISA de l’OCDE sont tout aussi accablants. On y lit notamment (dans la synthèse Connectés pour apprendre de 2015) «qu’en moyenne, au cours des dix dernières années, les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les technologies de l’information et de la communication dans le domaine de l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences». Plus loin: «les élèves utilisant très fréquemment les ordinateurs à l’école obtiennent de bien moins bons résultats en compréhension de l’écrit». Dans le rapport suisse des résultats PISA 2018, on apprend que «les élèves qui n’utilisent pas d’appareils numériques en classe obtiennent en moyenne de meilleurs résultats que ceux qui les utilisent». Loys Bonod pointe d’ailleurs le paradoxe suivant dans l’étude PISA 2012: «les [pays] les plus performants dans PISA 2012 sont non seulement les pays les plus en pointe sur le plan des technologies numériques, mais également ceux qui intègrent le moins ces mêmes technologies numériques en classe»7>Bonod, L., «Ecole numérique: quelle évaluation?» dans Biagini, C., Calilleaux, C., Jarrige, F., Critiques de l’école numérique, L’Echappée, 2019, p. 203.. La tendance est claire: plus on investit dans le numérique à l’école, plus les résultats chutent!

Les mécanismes de l’impact délétère des technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE) sur les apprentissages sont connus. Desmurget cite de nombreuses études qui montrent que les TICE sont avant tout source de distraction pour les élèves et que cela induit, par conséquent, une augmentation des difficultés scolaires. «L’affaissement des notes résulte alors d’un double mouvement: stérilité des usages strictement académiques et nocivité des emplois distractifs»8>Op. cit. p. 239.. Quid de la motivation? En effet, selon la doxa technophile, les TICE permettraient aux élèves d’évoluer dans un environnement véritablement stimulant en éliminant tout reliquat de l’ancien monde (comme les livres, les crayons ou autres tableaux noirs). C’est oublier, comme le rappelle Daniel T. Willingham9>Willingham, D. T., «Have Technology and Multitasking Rewired How Students Learn?», American Educator, Eté 2010, p. 23-42., que ce n’est pas l’objet en lui-même qui intéresse l’élève, mais bien le contenu auquel il permet d’accéder. Pour illustrer son propos, il indique qu’un smartphone n’aurait pas beaucoup d’intérêt pour un enfant s’il permettait uniquement d’appeler ses parents. Dans une synthèse sur l’étude de l’impact des environnements d’apprentissage utilisant Internet, le chercheur Teklu Abate Bekele arrive à la même conclusion: «contrairement à l’opinion commune, les technologies en elles-mêmes ne motivent ni ne contentent les étudiants. De plus, ce sont les contenus, les méthodes et l’aide reçue qui sont jugés cruciaux»10>Bekele, T. A., «Motivation and Satisfaction in Internet-Supported Learning Environments: A Review», Educational Technology and Society, Vol. 13, n° 2, 2010, cité par Normand Baillargeon dans Légendes pédagogiques, Les Editions Poètes de brousse, 2013, p. 136..

Un faux choix dicté par l’économie

Dès lors, pourquoi, en dépit des effets nuls – voire même néfastes – du numérique dans l’enseignement, observe-t-on un tel engouement pour les TICE? La réponse principale est d’ordre économique. D’une part, en substituant la technologie à l’humain, il sera possible, à terme, de se passer d’une partie des enseignant·es et diminuer ainsi la masse salariale liée à la formation. D’autre part, on assiste à des offensives agressives des différents acteurs du numérique (notamment les GAFAM) et des milieux économiques pour pénétrer le marché de l’éducation. Et les enjeux sont colossaux, autant en termes de volume de produits à écouler que de potentiels utilisateurs et utilisatrices rendu·es captif·ves par l’utilisation d’outils dès le plus jeune âge, en milieu scolaire.

S’il n’est donc pas souhaitable d’éduquer par le numérique, devons-nous pour autant renoncer à une éducation au numérique? La question doit se poser, car même si l’école abandonne le projet numérique, les jeunes continueront (dans un avenir proche du moins) à utiliser les médias numériques dans leur quotidien extrascolaire. Cette utilisation comporte un certain nombre de risques graves11>Voir l’article «Le sacrifice de l’enfance, prix à payer du numérique», p.13, Moins!, n°51, mars-avril 2021.. L’utilisation d’Internet et des réseaux sociaux nécessite donc des compétences pour faire face à ces risques et c’est sans aucun doute (devant l’inaction ou l’incapacité des parents) à l’école d’assumer cette responsabilité. L’éducation au numérique est donc essentielle, mais ne doit pas nécessairement être faite par le numérique. «Et peut-être que la meilleure mise en garde est celle qui fait comprendre au jeune qu’il n’a, le plus souvent, pas besoin de l’écran. Eduquer au numérique, c’est d’abord enseigner à s’en passer» concluent lucidement Bihouix et Mauvilly12>op. cit. p. 218..

Au vu de ce qui précède, il n’y a aucune raison rationnelle de céder au chant des sirènes technophiles vantant les mérites de l’école numérique et ses joujoux connectés. Car à défaut de revenir au temps des fessées, l’école reviendra au temps des crétins.

Notes[+]

* Collectif d’enseignant·es critiques face à l’école numérique. Article paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique, n°51, mars-avril 2021 (dossier: «L’école: vers un enfermement dans le numérique?»), sous le titre original «L’abruti 2.0: futur produit de l’école numérique».

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