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Qui a peur du peuple?

À livre ouvert

Le dictionnaire anglais des presses universitaires de Cambridge désignait «populisme» comme mot de l’année 2017. Comme l’essentiel des mots en -isme, «populisme» contient une dimension menaçante, inquiétante, que la définition du Cambridge souligne: «idées et activités politiques dont le but est de gagner le soutien du peuple en lui donnant ce qu’il veut.» Le peuple, cette masse indéfinissable et protéiforme, apparaît comme si aisément manipulable que s’en assurer le soutien est un jeu d’enfant pour tyrans en tout genre.

Les craintes que le peuple éveille, au sein des élites, ne datent ni de l’avènement des réseaux sociaux ni de la démocratie libérale moderne. Comme Martin Schaffner, professeur émérite d’histoire à l’université de Bâle, le rappelle dans Furcht vor dem Volk1>Martin Schaffner, Furcht vor dem Volk, Schwabe Verlag: Bâle, 2020, 186 p., les masses sont déjà craintes par Cicéron, tandis que Machiavel définit leur manipulation comme l’un des rouages essentiels du pouvoir. Martin Schaffner, spécialiste des luttes politiques de la Suisse du XIXe siècle, se concentre toutefois sur sa période de prédilection pour montrer l’ampleur des débats et des enjeux autour de la définition de ce qu’est le peuple, de sa manière de s’exprimer, et de qui in fine est légitime à le représenter.

Furcht vor dem Volk est un recueil d’articles et d’essais publiés ces trente dernières années, republiés tels quels avec une introduction originale. Leur réunion révèle la continuité de l’œuvre de Martin Schaffner, et souligne la richesse de son apport pour notre connaissance et notre compréhension des institutions politiques helvétiques: nombre de ses thèses ont depuis trouvé leur place au sein de l’historiographie, et les chantiers ouverts qu’il identifie ont également pour beaucoup été entamés voire terminés par la recherche. La lecture de l’ouvrage permet de gagner, au gré des intérêts variés de l’auteur, une perspective riche et profonde de cette question, une question dont la réponse reste – même après avoir refermé le livre – largement ouverte et donc passionnante: qui est ce peuple dans lequel nous nous reconnaissons – ou, au contraire, dont nous rejetons toute appartenance?

Martin Schaffner n’essaie pas de définir ce qu’est le peuple car il est clair qu’il s’agit d’un concept vague et changeant: «le ‘peuple’ ne décrit pas un tout sociologique ou politique, mais une construction linguistique, le sujet ou l’objet d’une pratique discursive, laquelle doit à son tour correspondre à une réalité politique ou sociale.» Autrement dit, la notion de «peuple» évolue en fonction des besoins ou des intentions de celles et ceux qui l’emploient, sur le moment. Le «peuple» peut ainsi être tour à tour une masse ignorante, un groupe politiquement légitime et hautement responsable ou encore une entité mystique et supérieure. Ou tout cela à la fois: le peuple, dangereux, de la Révolution de 1848, légitimera le coup d’Etat de Louis Napoléon par un plébiscite en 1852, lequel ne reconnaîtra toutefois à ce même peuple plus qu’une essence exaltée mais aucun droit politique véritable. Le Peuple (notez la majuscule), désormais «grand», «généreux», «magnifique» ou «magnanime» n’existe plus que dans et par la volonté de son souverain.

En Suisse, les années 1860 sont le terrain d’un affrontement profond autour de la définition de peuple et des droits qui lui reviennent. Face à une élite libérale solidement établie, le «mouvement démocratique» construit la notion de «peuple helvétique» comme un acteur doté d’une personnalité propre. Le peuple a des désirs bien précis, et il les exprime par le vote. C’est de là qu’est originaire une rhétorique qui, jusqu’à aujourd’hui, conduit à déterminer de manière exclusive les contours de ce peuple tout en lui attribuant une existence mythique. De là part la difficulté d’ouvrir l’appartenance au peuple aux groupes marginalisés – les femmes, jusqu’en 1971, mais également les étrangères et étrangers résidant en Suisse depuis plusieurs années.

Le contrôle de la population passe, on le comprend à la lecture de l’ouvrage, par la définition et l’emploi du terme «peuple». Ce n’est donc pas un hasard si, en cette époque de redéfinition des formes de démocratie, le peuple, sa capacité à s’exprimer et son essence font l’objet d’intenses débats partout sur le globe. Se plonger, avec Martin Schaffner, dans la thématique permet de mieux saisir cet objet changeant, d’en percevoir un peu la complexité.

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Notre chroniqueur est historien.

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lundi 8 janvier 2018

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