Reconstruire une éthique libertaire
Comment pourrait-on penser aujourd’hui une éthique libertaire? Au début du XXe siècle, le mouvement libertaire (ou anarchiste) comprenait un vaste courant dit individualiste qui s’est particulièrement intéressé aux questions éthiques. La notion d’éthique désigne ici la manière dont un individu oriente son comportement dans l’existence. On peut penser par exemple à l’individualiste Han Ryner (1861-1938), qui s’appuie sur des philosophes de l’Antiquité tels que Socrate, pour définir ce que serait une éthique libertaire. A la suite de Mai 68, la notion de libertaire en vient à désigner plus communément l’attitude d’une personne partisane de la plus grande liberté en matière de mœurs: sexualité, consommation de drogues, euthanasie… En ce sens, le philosophe Ruwen Ogien (1947-2017) avait pu se qualifier de libertaire.
Pourtant, l’on constate que la conception de la vie libertaire, telle que définie dans le sillage de 1968, est interrogée aujourd’hui. Elle apparaît en effet comme une conception de la libération qui correspondait à une vision masculine, et en fin de compte à un certain point de vue masculin. En témoigne la manière dont nombre de penseurs libertaires des années 1970 sont aujourd’hui critiqués pour la signature de pétitions «propédophilie» (pédocriminalité).
A la suite de Mai 68, la notion de libertaire en vient à désigner plus communément l’attitude d’une personne partisane de la plus grande liberté en matière de mœurs
Comment reconstruire… Se pose donc la question de savoir comment reconstruire une éthique libertaire. A l’origine, une éthique libertaire était une éthique qui accordait une centralité à l’affirmation du désir de l’individu, et donc prenait comme base l’individu. Aujourd’hui, on peut remarquer dans les milieux militants une centralité accordée plutôt au «ressenti des personnes les premières concernées». Un tel point de vue relève moins de l’individualisme que de l’expérience phénoménologique subjective. Si j’ai un ressenti subjectif, nul ne peut nier que j’éprouve ce ressenti. Il s’agit donc d’une vérité subjective qui peut servir de point de départ à une éthique.
Une fois ce point de départ posé, il est nécessaire néanmoins de pouvoir avancer dans la réflexion sans imposer à la subjectivité une norme extérieure. On trouve, par exemple chez bell hooks ou Paulo Freire, l’idée que ce qui devrait orienter la conduite humaine, c’est la cohérence: entre la pensée, le discours et l’action. La notion de cohérence est une exigence interne au sujet, contrairement par exemple à une morale qui viendrait de Dieu. Je peux choisir de considérer que ma ligne de conduite dans la vie doit être orientée par la cohérence pratique (qui concerne l’action).
Néanmoins pour que cela soit le cas, il faut aussi que je fasse preuve de cohérence intellectuelle, sinon je ne pourrai pas avoir une cohérence dans l’action. Le fait de rechercher la cohérence dans la pensée, on peut appeler cela la cohérence interne.
Cependant, en se limitant à la cohérence interne, le risque est que l’on peut bâtir une conception qui peut ne pas résister à une critique externe. On doit donc admettre un autre principe qui est la cohérence élargie. Dès lors, on peut considérer la méditation philosophique, la lecture, l’écriture ou encore la discussion comme des pratiques qui nous aident à développer notre cohérence intellectuelle. Parvenir à la cohérence entre la pensée, la parole et l’action (la cohérence pratique) nécessite encore d’autres pratiques visant à développer le courage moral.
Souffrance subjective et souffrance sociale. Revenons à notre point de départ: le ressenti subjectif. Imaginons une personne qui ressent une souffrance. Cette subjectivité souffrante considère que la souffrance en question ne provient pas simplement de la psyché de la personne, mais qu’elle a une origine extérieure: des violences sexistes, racistes, homophobes, ou encore des violences au travail par exemple.
La personne s’engage alors dans une enquête intellectuelle pour dégager une conception cohérente de sa souffrance. Elle parvient à la conception intellectuelle cohérente – interne et élargie – que cette souffrance est sociale. Ce n’est pas qu’une souffrance qui est vécue par elle, mais qui concerne un ensemble de personnes. Il s’agit d’une oppression sociopolitique. Il en résulte que, sur le plan de la cohérence pratique, cette personne doit donc s’engager dans un processus de transformation sociopolitique pour réduire ou faire disparaître ce qui provoque sa souffrance. On appellera donc ici éthique libertaire une éthique qui prend comme point de départ le ressenti d’une subjectivité. Cette éthique est une éthique perfectionniste dans laquelle la subjectivité vise la plus grande cohérence dans son existence: cohérence intellectuelle – interne et élargie – et cohérence pratique. Cette éthique libertaire peut-être tournée vers l’engagement dans la transformation sociopolitique. En effet, lorsque cette subjectivité établit que sa souffrance subjective a une origine sociopolitique, il en résulte que si elle désire lutter contre sa souffrance, elle devra s’engager dans une transformation sociale.
Irène Pereira est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com