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Consentement

Transitions

Les femmes de ma génération sont les héritières du «Peace and Love» des années 1960, et de la liberté sexuelle qui l’accompagnait. Vu qu’à l’époque il était «interdit d’interdire», la notion de consentement n’avait guère de sens: il était présumé. A peine sorties de l’adolescence nous nous exercions au jeu de la séduction, si fondamentale pour assurer les bases d’une conscience de soi, mais avec un maniement aléatoire des limites. Draguer, oui, mais coucher… La pire insulte était d’être traitée d’allumeuse, comme une gamine vicieuse qui ne va pas au bout de ses provocations. Nous tentions donc d’être à la hauteur de cette liberté follement émancipatrice (nous revenions de tellement loin en matière d’éducation sexuelle!), ravalant pieusement quelques déconvenues sentimentales, quelques écœurements, et parfois même des déchirures qui sont régurgitées aujourd’hui devant les tribunaux! Pourquoi ces procédures pour viol, inceste ou atteinte sexuelle viennent-elles si tard?

Il faut dire qu’à l’époque il était mal vu de courir chez les flics, copieusement conspués à Paris en mai 68. Nous nous voulions fières et combattantes. Cependant, si ces années-là nous déniaisèrent, elles ne nous rendirent pas forcément plus conscientes des rapports de pouvoir et de domination liés au patriarcat. Dans la rue et les universités des parfums d’érotisme décomplexé enchantaient nos sens en éveil, alors que dans les espaces calfeutrés des demeures bourgeoises, les femmes en étaient encore au degré zéro du consentement. On prête à la reine Victoria cette recommandation patriotique aux jeunes mariées effarouchées par le «devoir conjugal»: «Fermez les yeux et pensez à l’Angleterre!» Dans le très vif débat qui s’instaure aujourd’hui au sujet des crimes sexuels, il se dit que 22% des Suissesses sont ou ont été victimes de relations non consenties. Pour mes congénères, cette proportion devait s’élever jusqu’à près de 90%! Quand je les interroge, elles avouent que l’excuse de la migraine n’était pas toujours suffisante pour leur assurer une nuit tranquille!

Aujourd’hui tout bascule: il est re-permis d’interdire et même de criminaliser. Loin de moi l’idée de banaliser les violences contre les femmes, auxquelles on reconnaît désormais un caractère systémique. Il paraît tout aussi évident que notre arsenal pénal n’est plus adapté. Néanmoins, le sésame unique du consentement explicite pour s’ouvrir à un rapport sexuel (qui évoque davantage le contrat négocié que les caprices du désir) me déconcerte. Bardées de pancartes, altières, vengeresses, des manifestantes féministes en font un absolu. Même le silence est suspect. Bien sûr, il peut résulter d’un état de sidération ou d’emprise psychique. Mais pourquoi ne pourrait-il pas aussi exprimer une forme d’assentiment bienveillant, un accommodement par gain de paix. C’est moche? Ce n’est pas le signe d’une sexualité heureuse? Admettons. Mais c’est peut-être le prix de l’attachement, ou même de la tendresse? Si tel est le cas, on n’imagine évidemment pas ces amantes frigides s’empresser de porter plainte pour viol. Pourtant la loi en préparation, dans sa version la plus sévère les y autoriserait. Toutes les atteintes sexuelles non consenties pourraient être considérées comme des crimes de même gravité. Un regard concupiscent en réponse à une œillade séductrice, est-ce déjà un viol?

Reste la question la plus épineuse: faut-il vraiment renforcer la sévérité des peines pour espérer sortir de la «culture du viol»? Incarcérer des milliers d’hommes à travers le monde, serait-ce une victoire du féminisme? Dans son livre A elles toutes, la juriste et criminologue Gwenola Ricordeau1>Gwenola Ricordeau participera au colloque d’Infoprisons le 2 octobre 2021 à Lausanne, http://infoprisons.ch/, féministe et adepte de l’abolitionnisme pénal, met en garde: «L’arme du droit n’apparaît pas la plus efficace pour affronter et vaincre le patriarcat. Le système pénal est un dispositif d’Etat, donc il est irréaliste d’en espérer une forme d’émancipation. Il ne fait rien pour changer les conditions sociales qui ont rendu possible le préjudice.» Citant une poétesse afro-américaine, elle avertit: «Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître.» Tout en admettant que le recours à la police est parfois la seule sauvegarde possible, elle plaide pour une prise en charge non punitive des auteurs de violences. Elle explore plusieurs voies possibles, qu’il n’est pas possible de développer ici, dont celles de la justice transformative ou de la justice restaurative.

Pour tourner le dos aux tribunaux et aux prisons, ne faudrait-il pas sortir de la misère sexuelle que connaissent tant d’hommes et de femmes en les invitant à un apprentissage de la sexualité? «L’amour n’est pas un miracle, c’est un art, un métier, un exercice de l’esprit et des sens comme un autre, comme jouer d’un instrument, danser, fabriquer une table», écrit Goliarda Sapienza dans L’art de la joie.

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Notre chroniqueuse est ancienne conseillère nationale.
Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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