Chroniques

L’essentiel et l’inutile

Transitions

Ces dernières semaines, la démocratie électorale et citoyenne a bruissé de paroles fortes et de propos inspirés, à la hauteur des enjeux que représentent les sujets soumis au vote. Il en va en effet de notre futur avec ces questions fondamentales: voulons-nous déployer un capitalisme mondialisé au détriment de la biodiversité? Acceptons-nous d’abdiquer face à la numérisation totale de nos identités et de la société? Sauf que… ce n’est pas de cela qu’on a parlé! Par derrière en effet, un petit sujet tout boursoufflé de suffisance a monopolisé le débat. Un sujet qui se réinvente périodiquement: burqa!

Nous vivons une curieuse époque où le débat politique se mélange aux contingences de la crise sanitaire et confère une ampleur nouvelle à cette question hautement philosophique: qu’est-ce qui est essentiel pour une société? Ainsi, il semble essentiel de pouvoir faire du ski mais pas d’aller au cinéma ou au théâtre; d’acheter des fleurs mais pas des livres; de lire des journaux mais pas de contempler des tableaux dans des musées; de reconnaître aux femmes la liberté de porter un short à ras les fesses mais pas de les autoriser à déambuler dans l’espace public hermétiquement emballées dans un voile intégral. Le comité qui a lancé l’initiative pour l’interdiction de se dissimuler le visage et les UDC qui la soutiennent situent la civilisation dans le dévoilement des femmes et ils se contrefichent de la culture ou de l’égalité, sauf pour les ­instrumentaliser.

Pour empêcher vingt ou trente femmes de porter le niqab, ils font feu de tout bois. On dirait même que le discours est d’autant plus puissant que la portée réelle de cet article constitutionnel est faible. Difficile de débattre dans ces conditions: la parole est mouvante et les objectifs interchangeables. On patauge dans un marécage de grands mots et de valeurs pieusement invoquées. Vous craignez une discrimination? Au contraire, avancent-ils, il s’agit de protéger la dignité des plus faibles. Vous invoquez la liberté, ils vous opposent le spectre de l’islamisme. Vous croyez comprendre qu’il s’agit d’un problème de sécurité, mais non: c’est le «vivre ensemble» qu’ils prétendent promouvoir; vous vous risquez à faire remarquer que le voile intégral n’est pas une menace: ils bifurquent aussitôt sur les terroristes et les braqueurs de banques cagoulés. Les braqueurs cagoulés? Risible! En admettant que l’interdiction de se masquer le visage les effraie, vont-ils braquer sans cagoule, ce qui leur vaudra une peine de prison en plus, mais une amende en moins? On se dit finalement qu’une initiative qui poursuit tant d’objectifs vertueux mais plus ou moins contradictoires ne saurait être honnête. L’affiche de campagne suffit à le démontrer: cette femme menaçante dont les yeux vous fusillent n’a rien d’une victime humiliée par la domination masculine. A défaut d’illustrer la libération des opprimées, elle semble conçue pour susciter de la méfiance ou de la haine.

Peut-être vaut-il la peine de rappeler que le dévoilement des femmes musulmanes est un fantasme hérité du colonialisme et qu’il a servi (entre autres) de légitimation aux Français pour la conquête du Maghreb. «Nous sommes pleins de pitié pour les femmes musulmanes cloîtrées et tyrannisées, leur émancipation nous paraît un devoir d’humanité, une loi du progrès», écrivait en 1931 le géographe Emile-Félix Gautier. Or cette obsession de dévoiler les femmes avait aussi une dimension plus trouble, comme le relevait Franz Fanon: «Cette femme qui voit sans être vue frustre le colonisateur. Il n’y a pas réciprocité. Elle ne se livre pas, ne se donne pas, ne s’offre pas.» La dévoiler, c’était briser sa résistance. On se souvient que les autorités françaises avaient organisé à Alger un grand rassemblement au cours duquel les Algériennes furent invitées, dans l’enthousiasme de l’émancipation, à jeter leur voile, le haïk. Elles s’exécutèrent mais elles ne mirent pas longtemps à s’en revêtir à nouveau pour en faire un symbole fort de résistance. Aujourd’hui, en France, depuis l’interdiction du voile intégral, celles qui le portent sont devenues plus nombreuses. Quand règne l’intégrisme quasi religieux de la laïcité, la solidarité change de camp.

Ainsi, après avoir fait chauffer nos neurones en cogitant sur les grandes vertus dont ses partisans parent cette initiative, sa portée civilisationnelle et son message de solidarité envers toutes les femmes du monde entier, après avoir brassé tout cela jusqu’à en faire un brouet insipide, on finit là où on aurait dû commencer: cette initiative est totalement inutile. Et pour ce qui est du «vivre ensemble», si un jour j’ai l’occasion de croiser le chemin d’une femme enveloppée d’un voile intégral, même si je ne vois que ses yeux, ils me paraîtront peut-être infiniment plus fraternels et expressifs que les visages fermés des passants, scotchés sur l’écran de leur téléphone portable.

Notre chroniqueuse est une ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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