Chroniques

«Ce que peut une forêt»

À livre ouvert

C’est l’histoire d’une forêt de 500 hectares située dans les gorges de la Lyonne (Vercors), une forêt acquise – si l’on peut employer ce mot sans dénaturer le rapport qui est en jeu – en 2019 par une association et laissée depuis en «libre évolution». C’est l’histoire d’une forêt qui vit sans entraves et, parce qu’elle vit de telle sorte, donne à repenser à peu près tout. Ce qu’est le temps, qu’il soit court ou long, ce qu’est l’espace, qu’il prenne la forme du local ou du global, ce que sont les dichotomies les plus assurées, qu’elles soient anciennes ou non, culture/nature, humain/non-humain, mais aussi et surtout ce qu’est notre plus profonde identité: le vivant.

Tel est le point de départ du dernier livre de Baptiste Morizot: Raviver les braises du vivant1. Car il faut bien partir de quelque part lorsqu’on veut faire plus que s’agiter et se mettre en mouvement, lorsqu’on veut en vérité arriver autre part, là où le point de vue se renouvelle et où tout – ou presque – s’en trouve métamorphosé.

Baptiste Morizot, que dans ses précédents livres on reconnaissait à sa manière si singulière de frayer la piste animale à travers différents lieux, s’est mis en tête d’élargir la focale et de pister cette fois des milieux de vie. S’il le fait c’est avant tout pour transformer notre regard, afin de nous faire voir ce qui d’ordinaire reste caché: les angles morts, les points aveugles.

Le premier sentiment éprouvé lors de la lecture est bien celui du décalage, ou mieux dit encore, du «décadrage». Il faut dire qu’une forêt laissée en libre évolution se joue de tout cadre de pensée habituel. Face à elle, il n’est plus possible de poser des limites précises, de distinguer l’un du multiple, ni d’ignorer que les points de vue peuvent changer et s’échanger.

Une forêt en libre évolution ça vit, et parce que ça vit, ça sort de son cadre. Et sortant de son cadre, ça n’est plus seulement une forêt, mais un milieu de vie parmi d’autres. Un milieu qui rayonne et rend plus vivant: «c’est une vivification de toute la vie sauvage du territoire par le maintien de petits cœurs de vie où elle peut gagner en force, pour ensuite se répandre partout, sous la forme de fleurs, d’insectes ou d’oiseaux des champs (…), de castors, d’aigles. Sortir pour aller repeupler alentour le monde exploité, lui restituer une biodiversité plus complète, plus résiliente, plus riche.»

«Ce que peut une forêt» vaut le détour, à n’en pas douter. Alors on se met à penser, avec Baptiste Morizot, à ce que pourraient non pas une forêt mais une myriade d’entre elles, dispersées en travers de tous les territoires ou à leur contact direct, qu’ils soient urbains ou ruraux.

Et on se dit qu’il ne faut pas s’arrêter là. Et Baptiste Morizot ne s’arrête pas là, car il pose la question suivante: «Comment penser une défense de notre monde vivant par-delà nature et culture?» Entendez bien «défense» et non «protection».

S’inscrivant dans la double lignée des travaux de Philippe Descola et de Bruno Latour, il se doit de rappeler la nécessité d’user d’une nouvelle boussole conceptuelle située aux antipodes de l’ancienne, celle qui instituerait la nature comme ce qui est tout sauf nous, «tout ce qui se tient hors de nous». Une «nature» qui aurait permis à la fois son utilisation sans vergogne ou alors, souvent en réaction, une volonté de la préserver à tout prix de l’atteinte de l’humain.

Mais est-il si sûr que le concept de nature ne soit que ça? Ne court-on pas ici le risque de laisser hors-champ l’essentiel?

L’essentiel quand on parle du vivant c’est l’attention portée à une chose qui nous contient et nous englobe. C’est voir sa condition de vivant être partagée par des êtres (végétaux, animaux, microbes,…) qu’on avait l’habitude de tenir pour l’autre absolu. Il y a là un choc, c’est certain. Mais la nature elle aussi est capable de nous ébranler, comme elle ébranle Edward Abbey2 devant Delicate Arch3, «un objet né de la nature» qui sait lui rappeler que «là-bas, existe un monde différent, beaucoup plus vieux et plus grand que le nôtre, un monde qui entoure et soutient le petit monde des hommes, comme la mer et le ciel entourent et soutiennent un navire».

Le choc du réel est libératoire quand il sait à la fois redessiner et refonder nos géographies, que ce soit au milieu des vivants ou entouré et soutenu par la nature.

1 Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant: un front commun, Actes Sud/Wildproject, 2020.

2 Edward Abbey, Désert solitaire, Gallmeister, 2010.

3 Arche naturelle de 20 mètres de haut située dans le parc national des Arches, Utah, Etats-Unis.

Alexandre Chollier est géographe et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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