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Multicène?

À livre ouvert

Nul doute que le livre se vendra. Un titre qui accroche: Aux origines de la catastrophe1>Pablo Servigne, Raphaël Stevens (dir.), Aux origines de la catastrophe: pourquoi en sommes-nous arrivés là?, Les liens qui libèrent/Imagine, 2020.. Difficile de passer à côté. Un sous-titre à sa suite qui prend la forme d’une question que nous sommes nombreux à nous poser: pourquoi en sommes-nous arrivés là? Le fait aussi qu’il s’agisse d’un ouvrage collectif dirigé par les figures les plus connues de la collapsologie, dont la visibilité ne cesse d’augmenter depuis cinq ans: Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Enfin, et ne boudons pas notre plaisir, l’étonnement de retrouver une kyrielle d’auteurs s’associant à ce projet.

La presse française se montre sans surprise gourmande. Courant décembre, à quelques jours d’intervalle, paraissent plusieurs entretiens avec les directeurs de l’ouvrage mais, de façon étonnante, rien ou presque n’est dit sur le contenu de celui-ci. Si ce n’est qu’il se concentre sur les «racines des maux qui nous accablent» et veut donner des outils aux lecteurs. Ne nous reste plus qu’à entamer la lecture pour voir ce qu’il contient.

Passons sur l’introduction dont la principale fonction semble se cantonner à répondre aux critiques d’apolitisme faites au mouvement, sans omettre bien sûr l’annonce d’un ouvrage en cours consacré justement au «chantier politique», et entrons de plain-pied dans le chapitre initial intitulé «Le technocon», signé Alain Damasio.

Le premier sentiment est ici le bon. Langue précise, acérée, prête comme toujours à forger des mots qui frappent par leur à-propos et leur justesse. Tout, dans ce texte, retient notre attention, et une fois la lecture terminée, le dit «technococon» n’est plus seulement une enveloppe technologique faisant écran au monde, mais l’occasion d’une prise de conscience, voire d’un programme: «A chaque technologie qu’on nous propose, il s’agirait de sentir ce que cette technologie vient ouvrir ou fermer dans mon rapport au monde et aux autres.» Sans compter qu’avec Damasio, on peut désormais s’exclamer: «Le connectif ne vaudra jamais le collectif»!

Mais autant le dire tout de suite, il n’est pas donné à un ouvrage collectif de conserver de bout en bout une unité de ton, de langue et de pensée. Aussi si la lecture se doit d’être prolongée, elle se fera cahin-caha, avec des hauts et des bas.

Si les entrées respectives de Dany-Robert Dufour, Renaud Duterme, Eric Toussaint, Malcom Ferdinand, Geneviève Azam ou Dominique Bourg, pour ne citer que les principales, sont à la fois claires et riches de pistes de réflexion, d’autres peinent à convaincre, tandis que d’autres encore laissent le lecteur plutôt dubitatif, voire carrément perplexe. Dans ces dernières, le langage scientifico-jargonnesque est souvent doublé de formules chocs et simplificatrices. Comme si tout devait être compris sur le champ, sans faute… et être oublié l’instant d’après.

Dans le chapitre consacré par exemple à la thermodynamique, où des pseudo-certitudes nous sont assénées avec une prodigieuse bonhommie, nous apprenons que «l’évolution tend à sélectionner les sociétés qui dissipent le plus d’énergie» et qu’en retour «le libéralisme accélère l’évolution»… Dans celui intitulé «Le cerveau», tout ou presque tourne autour de ces shoots de dopamine qui expliqueraient rien moins que les «cinq grands comportements de l’homme» («manger, se reproduire, dominer les autres, minimiser nos efforts et chercher l’information»)… Inutile de poursuivre. Les exemples sont d’ailleurs suffisamment nombreux pour écarter l’idée d’un manque de sérieux dans le suivi éditorial. Tout bien pesé, le but des directeurs de l’ouvrage semble avoir été, bien que de façon paradoxale, de ne pas diriger. Le livre devait se faire naturellement, devenant ainsi le «livre-arborescence» tant souhaité.

Le résultat n’est pas au rendez-vous. Les parties s’accumulent sans former un tout. L’approche se voulait multidisciplinaire, elle n’est que multiple. Alors quand dans la conclusion – nommée ici «Tissage final», Servigne et al. appellent à renommer l’époque actuelle multicène pour dire la «multiplicité irréductible des causes» de la catastrophe, on ne peut être qu’interpellés: multicène? Comme si un barbarisme de plus allait leur permettre d’emporter la mise, et nous convaincre à nouveau que tout devait être compris sur le champ, sans faute… Pour être oublié l’instant d’après?

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Alexandre Chollier est géographe et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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