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Le grand «avantage» du mensonge

L’affirmation que le succès des opposants à l’initiative pour des multinationales responsables a créé la surprise tient de la «perversion du sens commun», selon Alexandre Chollier. Explications.
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Il n’aura pas fallu longtemps pour que le triomphe modeste se transforme, chez certains tout au moins, en pure provocation, et que le prévisible mais finalement court succès d’hier des opposants à l’initiative pour des entreprises responsables devienne la surprenante et nette victoire d’aujourd’hui.1>Cf. Ph. Nantermod, «Entreprises responsables: la surprenante et nette victoire des opposants», Le Temps, 30 novembre 2020. Aujourd’hui où plus personne n’est étonné de voir les faits être déformés – et avec eux le langage – mais où, reconnaissons-le, il y a un pas entre la provocation pure et simple et le dévoiement ou la perversion du sens commun.

Provocation tout d’abord, ou la joie mesquine, à peine voilée, de se vanter d’une victoire sur l’adversaire. Bon admettons-le, une victoire, nette ou pas, demeure une victoire. Perversion ensuite, quand on affirme sans ciller que ladite nette victoire est surprenante, autrement dit qu’elle nous a tous surpris, initiants et opposants compris.

Les initiants sont les premiers à connaître les faits: en moyenne seule une initiative sur dix est acceptée devant le peuple. Les chiffres ont la tête dure, et ce n’est pas les 22 succès populaires qui pourront effacer les 197 fois où l’initiative populaire «a pris un vrai bouillon», pour parler comme ses détracteurs du jour, jamais avares de métaphores.

Les opposants connaissent également ces chiffres, mais cela ne les a pas empêchés de consacrer des moyens colossaux pour renverser l’opinion – ce printemps, les sondages indiquaient un très large soutien à l’initiative (entre 75% et 80%) – en utilisant tous les moyens à disposition. Tablant en particulier sur la difficulté, inhérente au principe de l’initiative populaire, de l’emporter à la fois devant le peuple et les cantons; d’où cet intérêt prononcé pour les désormais célèbres swing states de Suisse centrale.

La victoire du non est donc tout sauf surprenante. Surtout lorsqu’on sait que l’opinion se façonne et se «renverse» à la petite semaine, autrement dit à chaque fois que nécessaire, et toujours lorsqu’un objet est soumis à votation. Car rien n’est moins différent que l’opinion publique et la volonté populaire, presque chaque votation est là pour en attester. Nous pouvons le regretter, voire même nous en indigner, mais le nier, non.

Les recettes de cette fabrique du consentement – engineering of consent, pour parler comme son zélateur le plus célèbre, Edward Bernays – sont connues et éprouvées depuis près d’un siècle, manuels de marketing à l’appui. Il n’y a qu’à demander à l’agence de relations publiques de Glencore, Furrerhugi. Cette dernière sait que la raison pèse bien peu face aux émotions, la réalité bien peu face au mensonge. Hannah Arendt décrit pour nous les ressorts de cette mécanique qui donne au second un avantage sur la première: «Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant (…) que la réalité, car le mensonge possède le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre. Sa version a été préparée à l’intention du public, en s’attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l’inattendu, auquel nous n’étions nullement préparés.»2>H. Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972.

Si comme le pense Hannah Arendt, le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques, c’est qu’il permet d’évacuer une bonne partie de ce qui fait la démocratie: la confrontation des idées, le débat.

Quant à l’émotion, bien que certains, comme le président de la Swiss Trading and Shipping Association, le lobby des entreprises du négoce, en fasse le trait exclusif des initiants, se gaussant de leurs «arguments aberrants», nous savons qu’elle a été au contraire au cœur de la campagne des opposants. Pour gagner la population à la cause du business as usual, il ne pouvait être fait l’économie de la crainte ou de la peur.

Aujourd’hui, au sortir d’un dimanche de votations pareil à tant d’autres, je me surprends à souhaiter deux choses. Tout d’abord que le débat d’idées ne soit plus confisqué par des mensonges de circonstance. Ensuite qu’il irrigue notre pratique de la démocratie, non pas en cercles restreints mais avec toutes et tous. Alors peut-être remplirons-nous notre vrai rôle de citoyens.

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Notre invité est géographe et enseignant.

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