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Pas de pitié pour nos égarements passés?

Transitions

Epurer la mémoire, déboulonner les statues, réécrire l’histoire, c’est très tendance en ce moment. Aiguillonné par la mort de George Floyd, le mouvement Black Lives Matter entend nettoyer les villes des effigies de célébrités racistes et de marchands d’esclaves. De leur côté, les militantes de la grève féministe ne sont pas en reste pour passer en revue les espaces urbains où inscrire le nom de femmes dignes d’être honorées et combler ainsi les trous de mémoire des autorités à leur égard. Et dans les salons où ils se pavanaient jadis, la vague MeToo a balayé les Weinstein, Polanski et autres Matzneff. Plus rien ne sera pardonné. La société civile ne semble plus disposée à tolérer la glorification de personnages à composantes multiples quand l’une d’elles est infâme.

Revisiter l’histoire pour expier ou pour nier les égarements du passé, c’est aussi ce à quoi s’emploient des Etats. Alors que la Pologne, par exemple, par volonté d’effacer son implication dans l’extermination des Juifs, a fait voter une loi menaçant de prison toute personne qui oserait parler des «camps de la mort polonais», l’Allemagne, au contraire, a érigé à Berlin un Mémorial aux juifs assassinés, sanctuaire de ses propres crimes. Orner les places publiques de deux monuments face à face, l’un pour rappeler les bourreaux, l’autre pour rendre hommage aux victimes: l’effet de symétrie apaiserait-il les redresseurs de tort?

La Suisse, elle, s’est lancée à la fin des années 1990 dans l’ambitieux projet d’ausculter méticuleusement ses comportements durant la Deuxième guerre mondiale. Ce n’était ni par vertu ni par amour immodéré de l’histoire: plutôt pour parer aux pressions américaines sur le dossier des fonds juifs en déshérence. Le diagnostic posé par les chercheurs de la Commission Bergier fut d’une sévérité implacable. Lire à propos du refoulement des réfugiés juifs aux frontières: «La politique de nos autorités a contribué à la réalisation de l’objectif nazi le plus atroce: l’Holocauste» a provoqué un choc brutal.

Quant au fructueux commerce avec l’Allemagne nazie, notamment de l’or et des armes, selon les experts, il aurait contribué à prolonger la guerre.
«Cette histoire ne cesse de nous hanter (…) Elle implique des décisions; elle façonne notre vision de l’avenir» peut-on lire dans le rapport de synthèse. Comment avons-nous répondu à cet appel? Par les dénégations des uns et le silence des autres. Malgré un combat opiniâtre au parlement, je ne pus obtenir ni une déclaration solennelle de l’Assemblée fédérale reconnaissant nos torts, ni même un débat en session plénière du Conseil national. Le peuple, lui, se cramponne encore au mythe de notre valeureuse résistance à Hitler, assez redoutable pour le dissuader de nous envahir. Rien à voir avec la lame de fond d’une mobilisation populaire. Ce n’est donc pas demain qu’on verra les foules conspuer les musées qui exposent les tableaux acquis de manière douteuse par le marchand d’armes Emil Bürhle, ou exiger qu’on débarrasse les rues de toute mention des conseillers fédéraux opportunistes de l’époque. Le décevant résultat du vote, dimanche dernier, sur l’initiative pour des multinationales responsables indique qu’on en est encore loin.

Cela dit, il ne faut pas confondre la mémoire avec l’histoire. Concernant les personnages que le peuple ne veut plus honorer, c’est leur célébration davantage que leurs turpitudes qui fait problème. Relégués dans une salle de musée ou dans les livres, ils ne gêneraient personne. En revanche, l’espace urbain est un lieu de signes et de symboles à disposition de l’autorité. C’est elle qui détermine ce dont on doit se souvenir, donnant ainsi à la mémoire une dimension politique, voire idéologique. De même, les honneurs dont Roman Polanski fut gratifié lors de la dernière cérémonie des Oscars diffusent un message symbolique fort de la société patriarcale, celui de la tolérance et du déni face à ses crimes. La décision d’y renoncer n’aurait rien changé à son histoire à lui mais elle aurait pu s’inscrire dans l’histoire du féminisme.

Les scandales éclatent de façon aléatoire, mettant parfois les consciences en ébullition ou ne récoltant qu’indifférence. Je me méfie donc des indignations à géométrie variable et des postures de justiciers: c’est une question de contextualisation et de cohérence. C’est précisément à cela que sert l’histoire, tandis que la mémoire est émotionnelle et partisane. Comment aurais-je agi si je m’étais trouvée sur la frontière en 1940 face aux Juifs fuyant l’Holocauste? Comment est-ce que j’agis en 2020 aux frontières de l’Europe pour sauver les migrants de tous les naufrages qui jalonnent leur parcours? Dans cinquante ans, quand on fera le procès des crimes contre les réfugiés dont nous avons été complices, aurai-je à porter, au fond de ma tombe, la marque indélébile de l’infamie?

* Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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