Contrechamp

La RTS, une histoire de silences

Les révélations de harcèlement sexuel et moral à la RTS relatées dans la presse* témoignent plus largement de relations toxiques construites autour de rapports hiérarchiques forts. Trois historiennes de la télévision ciblent les éléments structurels inscrits dans la durée qui ont rendu possible les délits aujourd’hui dénoncés, ainsi que le silence qui les a entourés.
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L’équipe du magazine Continents sans Visa. Archives personnelles de Jean-Jacques Lagrange. DR
Inégalité

Le 1er novembre 1954, le centre de télévision de Genève est intégré par la SSR au service national de la télévision suisse et débute son programme régulier. Dès lors, des femmes travaillent au sein de l’entreprise. Leur recrutement se limite néanmoins à quelques fonctions ciblées. Dans le domaine de la réalisation des programmes, elles sont assistantes, scriptes, monteuses ou speakerines, c’est-à-dire des emplois considérés du ressort de leur genre. Il est socialement convenu que le montage requiert l’habilité de mains fines, l’assistanat un dévouement tout féminin, alors que la scripte est décrite par le Journal de Genève à l’été 1960 comme une «déesse de la quiétude [qui] doit toujours émerger des tempêtes, des malentendus, des jurons et des cris». La profession de réalisateur demeure quant à elle un pré carré masculin, bien que deux femmes, Catherine Borel et Evelyn Bovard, la pratiquent dès le début des années 1960.

Le journalisme – autre activité en vue – connaît les mêmes tendances. Les employées sont reléguées aux fonctions les moins valorisées alors que les excuses sont nombreuses pour les empêcher de se saisir du micro, à l’instar de la croyance que des informations nationales ou internationales ne seraient pas prises au sérieux si présentées par des femmes ou encore que, pour des reportages «durs» à l’autre bout du monde, il est jugé préférable d’envoyer des équipes masculines. Comme le souligne la journaliste Valérie Bierens de Haan en 1970, les quelques femmes journalistes à la TSR à cette période s’occupent de «sujets d’actualité locale ou régionale, d’interviews de toutes sortes, d’émissions artistiques et culturelles […]. Des émissions qualifiées de féminines, encore que l’on ne sache plus très bien ce que cela signifie exactement […].»1>Valérie Bierens de Haan, «La femme journaliste», Etudes et carrières, Revue d’information professionnelle universitaire, n°3/4, 1970, p. 48. Marie-Claude Leburgue2>Cf. Jeanne Dubuis, «Marie-Claude Leburgue au micro de Réalités… 1963-1983», mémoire de licence, Université de Lausanne, 2009, accès: https://bit.ly/3kgbYmd, longtemps seule reporter femme et, en 1973, l’une des rares cheffes de service à la Radio suisse romande, fera beaucoup pour la promotion des carrières féminines au sein des studios. Non sans s’exposer à de nombreux sarcasmes, ce qui nourrit en 1970 son constat sans appel: «Si les femmes sont espérées, requises et fort demandées en qualité de secrétaires, d’assistantes, de secondes, il continue à leur être refusé, sauf exceptions, et cela en raison d’une loi non écrite, d’accéder à des postes supérieurs, à des responsabilités premières.»

Valérie Bierens de Haan, « La femme journaliste », Études et carrières, Revue d’information professionnelle universitaire, n°3/4, 1970, p. 48.

Dans ses rétrospectives, l’institution de service public valorise aujourd’hui à juste titre «ses» grandes figures féminines. Mais elle passe sous silence la dureté des rapports hiérarchiques qui ont touché son personnel féminin. Les premières camerawomen sont ainsi édifiées en symboles d’une féminisation des métiers techniques de télévision dans l’ouvrage commémoratif édité en 2004 pour les 50 ans de la TSR/RTS. Le bulletin genevois du Syndicat Suisse des médias met pourtant en évidence les inégalités de salaires qui subsistent toujours en 1987 entre elles et leurs confrères et rappelle qu’«ils et elles sont égaux derrière l’écran». Aujourd’hui mises à l’honneur par la RTS pour leur profil de frondeuses, la productrice Nathalie Nath et la journaliste Marlène Bélilos, licenciées à l’issue de la grève du 6 octobre 19713>«Guerre froide à la TSR », Histoire vivante, RTS, 15 juin 2016, https://bit.ly/32yVGih, ont pour leur part payé au prix fort leurs émissions novatrices, jugées trop subversives.

En 2019, le web-documentaire réalisé pour les 50 ans de Temps Présent a mis en évidence la persistance d’une surreprésentation masculine dans le domaine du grand reportage. Les témoignages des anciens membres du magazine phare de la TSR/RTS, se remémorant leurs tournages, véhiculent ainsi, pour reprendre Eric Burnand, l’image de «boyscouts en balade» où les femmes font figure d’exception. Ce web-documentaire a souhaité mettre en valeur le personnel féminin qui a fait vivre le magazine. Cette initiative commémorative, qui a permis un premier coup de projecteur sur ses productrices, journalistes et réalisatrices, rend toutefois plus assourdissant encore le silence de ses techniciennes et assistantes de production.

Sonia Michaud et Sylviane Delieutraz-Engel, premières camerawomen studio engagées en 1987, La TSR a 50 ans. Album de famille 1954-2004, TSR, Genève, 2004.

L’histoire des métiers de l’ombre de la télévision est en effet à écrire. Sténodactylos, secrétaires, comptables, opératrices, assistantes, scriptes, décoratrices, maquilleuses, monteuses, ces femmes exerçant un métier en contact étroit avec un commandement masculin ont toujours été placées au cœur d’un rapport de forces rarement mis en lumière. Loin de la célébration des métiers de télévision valorisés socialement, il est important de souligner le caractère essentiel de multiples professions et activités sans qui les programmes n’arrivent pas jusqu’au public. Les historien-ne-s, les archivistes, les professionnel-le-s des médias doivent s’attacher à renverser cette perspective et à substituer à cette longue tradition de glorification des grandes figures de l’entreprise un éclairage sans fard sur les rapports hiérarchiques qui l’ont historiquement constituée.

Des hiérarchies institutionnelles qui peinent à être transformées

Qu’en est-il aujourd’hui? En 2014, le projet «Egalité des chances dans les entreprises et les programmes de la SRG SSR» réalisé dans le cadre du Programme national de recherche «Egalité entre hommes et femmes» (PNR 60) publie ses résultats. Les chiffres fournis pour les années 1980-2014 ne sont plus tout à fait d’actualité mais confirment toutefois une certaine pérennité des inégalités historiques entre hommes et femmes au sein du service public audiovisuel. L’équipe du projet, dirigée par Ruth Hungerbühler et Nelly Valsangiacomo, met notamment en évidence la répartition sexuée des hautes instances de la SSR, à l’instar de la Direction générale (Cf. tableau). Celle-ci réunit les cadres des secteurs stratégiques, comme les finances ou les programmes. En effet, c’est en 1992 seulement que la première femme y fait son apparition… Il s’agit de Tiziana Mona, qui avait d’ailleurs été l’une des premières présentatrices du journal télévisé en 1967. Après cette percée initiale, les femmes sont présentes – bien que très minoritaires – au sein des hautes sphères bernoises pour ensuite disparaître complètement entre 2005 et 2012. En 2020, Nathalie Wappler, directrice de la SRF, est la seule femme à siéger au comité de direction, aux côtés de sept confrères. A noter par ailleurs que ni le poste de directeur général ni celui de directeur de la RTS ne s’est encore conjugué au féminin.

Représentativité des femmes au sein de la Direction générale de la RTS depuis 1980. DR

L’étude du FNS souligne cependant qu’à partir de la fin des années 1980, les postes de cadres au sein des Unités d’entreprises commencent à se féminiser (timidement: elles sont 29% en 2019), au même titre que les postes à caractère administratif. Toutefois, les places de cadre auxquelles accèdent les femmes sont tendanciellement moins en vue, comme la communication et le marketing, les temps partiels féminins sont légion (74% en 2019) et la séparation sexuée du travail reste marquée. Alors que les postes techniques et «créatifs» demeurent des secteurs masculins, le rapport constate l’existence de champs entièrement féminisés, tels que les maquilleuses, les secrétaires ou les standardistes. En bref, les hiérarchies institutionnelles, consolidées pendant de longues décennies, peinent à être transformées.

Dans un pays où la droite a combattu un congé paternité de deux semaines, le service public de l’audiovisuel n’est évidemment pas le seul lieu où s’exerce la domination masculine, loin de là. Il est évidemment essentiel de faire la lumière sur les affaires de harcèlement ainsi que sur les phénomènes de domination plus ou moins violents qui se déploient au sein de la SSR et de ses antennes régionales. Cependant, il nous semble important de ne pas en faire un problème individuel, ni même uniquement sectoriel. Car si la perspective historique sur la SSR permet de dévoiler le caractère de longue durée des inégalités au sein de l’institution, il faut aussi rappeler qu’elle s’est développée et fonctionne aujourd’hui dans une société suisse encore solidement – osons le mot qui n’a pas fait partie du vocabulaire des commentaires et analyses de ces derniers jours – patriarcale. Les révélations du Temps sont choquantes. Dire qu’elles sont surprenantes témoigne d’un aveuglement persistant sur les dynamiques systémiques à l’œuvre.

Séminaire de cadres de la TSR en 1970. La TSR a 50 ans. Album de famille 1954-2004, TSR, Genève, 2004.

Il nous semble qu’en tant que service public, la SSR et ses différentes sociétés ont une valeur de modèle. Nous souhaitons donc que la direction de la RTS ne renonce à aucun effort pour faire la lumière sur les différentes affaires mises à jour dans la presse – et sur celles qui restent encore dans l’ombre – et pour mettre les personnes en cause face à leurs responsabilités. Mais, au-delà de la condamnation des coupables, il est fondamental de considérer et de combattre des inégalités qui sont structurelles et historiques.

Notes[+]

Nos invitées sont chercheuses à l’Université de Lausanne au sein du projet FNS «Pour une histoire élargie de la télévision en Suisse, 1960-2000», https://wp.unil.ch/tvelargie/

* Le Temps du 31 octobre 2020, Le Courrier et la Tribune de Genève du 2 novembre 2020.

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