Contrechamp

L’aide sociale à l’épreuve de la crise

La pauvreté, une réalité pour un nombre croissant de gens, surtout depuis le début de la pandémie. «L’aide sociale devient le réceptacle de problèmes sociétaux irrésolus», avance Oliver Hümbelin, chercheur en sciences sociales, dont les travaux visent à améliorer les données nécessaires à la recherche sur les inégalités.
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Oliver Hümbelin: «En Suisse, de nombreuses personnes doivent chaque jour lutter pour survivre, même si elles ne sont pas contraintes de dormir dans la rue ou de mendier.» ; Consultation dans un service d’aide sociale à Zurich. KEYSTONE
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Oliver Hümbelin connaît les chiffres des inégalités. Professeur de travail social à la Haute école spécialisée bernoise BFH, ses domaines de spécialisation sont les injustices, la pauvreté et l’Etat social en Suisse. Il conduit surtout des recherches sociales quantitatives et s’occupe du développement des données nécessaires à la recherche sur les inégalités en Suisse dans le cadre de divers projets de recherche fondamentale et sous contrat. Entretien.

Une personne sur douze en Suisse est considérée comme pauvre. Où devons-nous regarder si nous voulons voir cette pauvreté?

Oliver Hümbelin: Nous, les chercheurs en sciences sociales, nous la trouvons d’abord dans les statistiques et les données que nous analysons. Elles montrent combien de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté ou touchent l’aide sociale. Avec la pandémie, la pauvreté est cependant désormais plus visible dans l’espace public. Par exemple, lorsque des gens font la queue pour des paniers alimentaires. En Suisse, de nombreuses personnes doivent chaque jour lutter pour survivre, même si elles ne sont pas contraintes de dormir dans la rue ou de mendier.

Quand est-on considéré comme pauvre dans ce pays?

En 2018, la Conférence suisse des institutions d’action sociale (Csias) situait le seuil de pauvreté moyen à 2286 francs par mois pour une personne seule et à 3968 francs par mois pour un couple avec deux enfants de moins de 14 ans. Après déduction du loyer et des primes d’assurance maladie, il ne reste plus grand-chose. En fait, il s’agit toujours de personnes qui n’ont pas accès ou seulement un accès précaire au marché du travail. C’est pourquoi il est si important que, dans la mesure du possible, elles puissent toutes travailler dans des conditions équitables.

Depuis quelques années, la pauvreté suscite plus d’attention en Suisse. On le constate dans les médias, mais aussi dans les discussions politiques. L’indigence progresse-t-elle chez nous?

Dans de larges couches de la population, les gens sont toujours plus conscients qu’ils pourraient eux aussi tomber dans l’indigence. Et c’est particulièrement vrai pour une année de crise comme celle-ci. Le taux de pauvreté a de nouveau progressé un peu ces dernières années, mais la part de personnes qui touchent l’aide sociale reste à peu près constante. Cela pourrait être l’indice que le nombre de personnes qui vivent dans la pauvreté mais ne reçoivent aucune aide sociale augmente. Nous ne disposons cependant pas de chiffres suffisants pour l’étayer.

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«L’aide sociale risque d’être contrainte d’assumer toujours plus de tâches pour lesquelles elle n’a pas été conçue au départ»

Quels facteurs accroissent le risque de pauvreté?

Dans une étude publiée l’automne dernier, mes collègues et moi sommes parvenus à montrer que les personnes qui ont des enfants en bas âge sont plus exposées à la pauvreté parce que de nombreux parents réduisent leur activité après la naissance. Dans le cadre de la politique suisse de la famille plutôt conservatrice, les enfants peuvent donc représenter un risque de pauvreté. C’est particulièrement vrai pour les familles monoparentales. En outre, il est toujours plus difficile de participer au marché du travail sans diplôme. Les machines et les ordinateurs assument toujours plus de tâches simples. Les personnes atteintes dans leur santé et à qui on a refusé l’assurance invalidité sont particulièrement exposées, comme le sont celles de nationalité étrangère. Dans ce cas, les barrières linguistiques jouent souvent un rôle.

Vous avez également publié en 2019 une étude sur les régions dans lesquelles le risque de pauvreté est le plus élevé.

Les chiffres montrent que c’est dans les villes qu’il est le plus élevé, puis dans les campagnes et finalement dans les agglomérations. Nous supposons que c’est principalement lié aux différentes structures économiques et sociales. Les personnes touchées par la pauvreté dans les campagnes sont plutôt des agriculteurs·trices isolé·es qui peinent à s’en sortir. Dans les villes, on compte nombre d’indépendant·es dont les revenus sont irréguliers, des étrangères et des étrangers, ainsi que des jeunes ayant des emplois précaires. Les personnes qui sont concernées par la pauvreté dans les villes touchent bien plus souvent l’aide sociale que celles qui connaissent la pauvreté dans les campagnes. Certains indices laissent penser que cela est lié à l’acceptation de l’aide sociale, qui est plus ou moins forte selon le milieu social.

Caritas, en novembre dernier, a mis en garde contre une forte hausse du nombre de personnes touchées par la pauvreté à cause de la crise du coronavirus. Partagez-vous cette crainte?

La situation est préoccupante. Nous traversons la plus grande récession économique depuis 1975. Le taux de chômage est remonté d’un faible 2% à 3,2% en octobre 2020, soit 50 000 personnes de plus. Et 300 000 personnes sont au chômage partiel sans qu’on sache encore comment leur situation évoluera. Une légère reprise a eu lieu au cours de l’été, mais elle a été interrompue par la deuxième vague. Les personnes à faibles revenus seront plus touchées par cette évolution. La pandémie exacerbe les inégalités.

Comment cette situation se répercute-t-elle sur l’aide sociale?

Au début de la première vague, le nombre de personnes qui ont demandé un premier entretien auprès de l’aide sociale a quadruplé. Beaucoup de gens ne savaient plus vers qui se tourner dans cette crise. Le nombre de cas effectifs d’aide sociale n’a jusqu’à présent pas encore augmenté, également parce que le Conseil fédéral a pris des mesures assez rapidement. L’importance de l’augmentation du nombre de cas dépendra aussi de la durée de la crise et du nombre d’entreprises qui feront faillite. En janvier, la Csias prévoyait une augmentation des cas d’aide sociale de près de 21% jusqu’en 2022.

L’aide sociale peut-elle résister à une telle hausse?

La tâche de l’aide sociale est déjà lourde sans la pandémie. Elle a été créée pour surmonter des situations de détresse et un tiers des bénéficiaires la quittent dans un délai d’un an. Mais la proportion de personnes qui en restent tributaires augmente sans cesse. C’est lié à la croissance des exigences sur le marché du travail et au durcissement de l’octroi des rentes AI, a montré une étude récente de la Confédération. Si le nombre de nouveaux cas d’aide sociale augmente vraiment autant que craint par la Csias, le défi deviendra très grand. L’aide sociale risque d’être contrainte d’assumer toujours plus de tâches pour lesquelles elle n’a pas été conçue, et devient ainsi le réceptacle des problèmes sociétaux irrésolus. Nous devrons en discuter.

Percevoir l’aide sociale reste stigmatisé, mais il est évident pour tous que les gens touchés par la pauvreté à cause du Covid-19 n’en sont pas responsables. Une opportunité pour adopter une attitude plus positive face à l’aide sociale?

L’attitude de la société à l’égard de l’aide sociale deviendra-t-elle plus positive si plus de gens en bénéficient sans que ce soit de leur faute? Je l’ignore. Les personnes qui touchent cette aide aujourd’hui en sont-elles responsables? Certains groupes de population le pensent, mais de nombreuses études montrent que c’est bien plus compliqué. De manière générale, je suppose que la crise a en effet incité les gens à mieux apprécier la valeur d’un système solidaire de couverture des risques. Sans la sécurité de l’Etat, soit primairement le chômage partiel et d’autres mesures de la Confédération, une partie de la population serait actuellement dans une situation bien plus difficile.

Cet article est paru sous le titre original «Recherche sur la pauvreté: ‘L’aide sociale devient le réceptacle de problèmes sociétaux irrésolus’» dans Horizons n°128, mars 2021, magazine suisse de la recherche, FNS, www.snf.ch

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