Chroniques

Ce sera lui ou nous

À livre ouvert

Dans l’état de sidération qui est le nôtre, bousculés au quotidien par un flot d’injonctions et de nouvelles potentiellement disruptrices sur des sujets aussi concrets qu’inquiétants (crises sanitaire, sociale, économique et écologique), il est devenu presque normal de penser que nous vivons une époque inédite. Tant et tant de nouveaux phénomènes et processus, connectés entre eux à des degrés divers, le tout dans un temps si bref, ne laissent aucune place au doute: l’heure est aux bouleversements.

En un certain sens, nous vivons en effet une période bouleversante, voire, pour nombre de personnes, réellement traumatisante. Mais avant de forger des néologismes décrivant ces maux – une pratique qui peut devenir pathétique lorsqu’elle est poussée à l’extrême, comme chez Glenn Albrecht –, il me semble urgent de faire un pas de côté, et de s’intéresser à ce qui, dans ce maelström, demeure quasi à l’identique.

Deux rapports de l’ONG Oxfam, parus courant septembre à dix jours d’intervalle, nous en offrent un premier aperçu. «Covid-19: les profits de la crise» et «Combattre les inégalités des émissions de CO2» ne contiennent aucune révélation et pourtant marquent les esprits. Le premier rappelle que la crise du Covid-19 n’a en rien changé le business as usual; qu’il s’agisse de la volonté des actionnaires de toucher leurs dividendes ou de celle des patrons de faire passer le profit avant la sécurité des travailleurs. Le second, de façon plus dérangeante encore, dit qu’en matière de gaz à effet de serre, les inégalités demeurent criantes, les 1% les plus riches émettant deux fois plus de CO2 que la moitié la plus pauvre de l’humanité – crise ou pas crise d’ailleurs – et cela n’est pas prêt de changer.

La lecture du dernier livre d’Hervé Kempf1>A propos de Hervé Kempf, Que crève le capitalisme, Seuil, 2020. permet de saisir les ressorts de cette drôle de situation où nous nous trouvons toutes et tous embarqués. Son titre tout d’abord, qui a fait jaser et que Kempf lui-même défend en tête d’ouvrage: Que crève le capitalisme. Certains le prendront comme un outrage, d’autres comme une baudruche vide, peu importe dès lors qu’on s’intéresse au sous-titre qui a l’avantage d’ouvrir le débat: «ce sera lui ou nous».

«Lui», c’est le capitalisme et ses laudateurs, quels que soient leurs couleur politique ou pedigree académique. «Nous», c’est nous, mais attention, pas seulement à l’échelle du lieu qu’on habite, du groupe qu’on côtoie, de la région ou du pays qui nous voit vivre, travailler et nous organiser pour vivre ensemble. Ici le dénominateur commun est la Terre, et en cela le Kempf cuvée 2020 ne déroge pas aux anciens millésimes.

Ses lecteurs habituels, une fois passé l’écueil du titre, ne seront pas surpris; et ce qui faisait la qualité de ses ouvrages précédents demeure. Kempf est un vulgarisateur né, de plus efficace. Aussi, en quelques pages, est-il capable de dresser un portrait convaincant du tournant néolibéral des années 1970, ou de nous plonger dans les quatre décennies qui vont suivre – les «quarante désastreuses» comme il les appelle. Sans oublier des pages nécessaires sur le réarmement idéologique qui a vu, après la crise de 2008, un certain techno-capitalisme servir de fer de lance aux mutations en cours. L’Etat ne sera pas resté sourd à celles-ci et le chapitre consacré au capitalisme policier parlera sans doute à beaucoup.

Ce qui, au fond, fait l’originalité de cet ouvrage, c’est la radicalisation du propos; et là oui, il nous faut noter un changement. Parmi les sources majeures de cette transformation se trouvent deux titres parus aux Editions La Fabrique, l’un en 2018, l’autre début 2020. La société ingouvernable de Grégoire Chamayou et Comment saboter un pipeline d’Andreas Malm sont en effet des lectures essentielles pour toute personne voulant connaître les ressorts intimes du capitalisme afin, dans un second temps, de s’y opposer de la façon la plus efficace possible.

Si Kempf fait siennes les analyses sur le libéralisme autoritaire et peut, face à une stratégie de division, recommander aux différents mouvements de s’allier; s’il adopte les idées sur le sabotage comme technique capable de «ralentir le système», il nous faut pourtant remarquer que son propos n’atteint parfois pas la radicalité souhaitée. Le livre aurait ainsi par exemple gagné à creuser l’analyse faite par Malm du discours pacifiste. Mais il est vrai que des figures reconnues du mouvement écologiste, comme Bill McKibben, auraient été écornées. Pourtant, ne faut-il pas passer par là si l’on veut pouvoir affirmer: ce sera le capitalisme ou nous?

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Notre chroniqueur est géographe et enseignant.

Opinions Chroniques Alexandre Chollier

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lundi 8 janvier 2018

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