Au-delà de la terre, les nouveaux défis
Bien que la terre et les ressources naturelles aient été remises à l’ordre du jour mondial, la dépossession des communautés et des populations a atteint de nouveaux sommets. Aujourd’hui, les luttes des mouvements sociaux pour l’accès à la terre doivent faire face à un contexte inédit marqué par une série d’évolutions.
Financiarisation
La crise financière qui a débuté en 2008-2009 a mis en évidence le pouvoir énorme du capitalisme financier, mais aussi la dépossession et la destruction des moyens de subsistance qui en résultent dans les communautés du monde entier. Les transactions foncières et autres types de projets «d’investissement» (agriculture industrielle, infrastructures, etc.) sont gérés via des réseaux d’investissement opaques, des paradis fiscaux et des centres financiers offshore. De nouveaux instruments financiers comme les produits dérivés facilitent de nouvelles formes d’extraction de richesses et de spéculation par les entreprises et les acteurs de la finance.
La financiarisation s’est accompagnée de nouvelles concentrations du contrôle des territoires entre les mains d’une poignée d’acteurs puissants1>Voir citizensforfinancialjustice.org/download/spotlight-on-financial-justice-food-and-land – par exemple, le géant de l’agrobusiness Olam, basé à Singapour, qui possède et gère plus de 3 millions d’hectares de terres et de forêts dans le monde. Elle remet également en question les revendications traditionnelles pour une réforme agraire, comme la demande de distribution des terres non exploitées. De fait, la valeur du terrain en tant qu’actif financier est détachée de son usage et la terre qui n’est pas cultivée est utilisée à d’autres fins pour générer des bénéfices. Cela vaut aussi pour les forêts et les océans, qui ont été transformés en actifs dans le cadre de divers programmes d’atténuation du changement climatique, sous l’appellation d’économie «verte» ou «bleue».
En raison de la financiarisation, le contrôle effectif des terres et autres ressources naturelles passe de plus en plus aux mains d’acteurs qui ne sont pas nécessairement visibles pour les communautés et populations concernées. Il s’agit notamment de fonds de pension, de fonds d’investissement, de banques, de compagnies d’assurances et de sociétés comme BlackRock, le plus important gestionnaire d’actifs au monde. La lutte pour l’accès à la terre et aux territoires doit donc également porter sur des questions de justice financière telles que la lutte contre l’évasion fiscale, les paradis fiscaux et les flux financiers illicites.
Numérisation
Les technologies numériques jouent un rôle essentiel dans la conversion des terres, des zones de pêche et des forêts en actifs mondialisés et constituent donc un élément clé de la financiarisation. La numérisation est promue par les gouvernements, les institutions internationales et le monde des affaires comme une nouvelle «solution miracle» qui rendrait plus efficiente la gouvernance des ressources naturelles et assurerait la sécurité foncière pour les communautés. Alors que le mouvement pour la souveraineté alimentaire et les organisations de petits producteurs doivent encore discuter du potentiel émancipateur des technologies numériques, il est clair que l’agenda de numérisation conduit par les entreprises perpétue des inégalités structurelles et des déséquilibres de pouvoir2>Voir Nyéléni n°37, «La numérisation du système alimentaire», nyeleni.org/spip.php?article725.
Montée de l’autoritarisme et crise de la démocratie
Les mouvements sociaux et les luttes des peuples autochtones sont de plus en plus soumis, d’un côté, à la pression croissante des régimes autoritaires, racistes ou nationalistes qui cherchent à s’approprier les revendications de terres à leurs propres fins et, de l’autre, à des mainmises d’entreprises sur des espaces de gouvernance.
Ces évolutions ont entraîné une détérioration alarmante des droits humains et de la démocratie aux niveaux national et international. En conséquence, les fondamentaux servant de cadre aux revendications et aux campagnes en faveur de la terre ont changé. Au niveau international, la montée en puissance des entreprises, l’incapacité des institutions onusiennes à fournir des conseils utiles et crédibles en temps de crises, ainsi que la montée d’un autoritarisme de droite ont entraîné une crise profonde du système multilatéral des Nations Unies. Avec de lourdes conséquences pour la mise en œuvre des réalisations issues des luttes sociales.3>Comme par exemple le Sommet sur les systèmes alimentaires de l’ONU, organisé en collaboration avec le Forum économique mondial et planifié pour 2021, dont le processus a été dénoncé par 500 organisations à l’échelle mondiale. Lire «Le Sommet de l’ONU sur les systèmes alimentaires doit être façonné par ceux et celles les plus affecté-e-s par la faim et la malnutrition», MCS, accès: https://bit.ly/3n2xair
Convergence des luttes agraires et écologiques
La crise écologique profonde subie par le monde actuel, qui se manifeste encore plus fortement à travers le réchauffement climatique causé par les humains et la perte drastique de la biodiversité, a de lourdes implications sur la souveraineté alimentaire. Les mouvements agraires et les luttes pour la terre et les territoires doivent intégrer ces questions d’une manière globale. Une preuve de la pertinence des questions écologiques réside dans le fait que les discussions concernant la terre se sont déplacées des espaces traditionnels de gouvernance de la terre pour être abordées de plus en plus largement dans d’autres forums, comme ceux en lien avec le changement climatique, la biodiversité, la dégradation des terres et des sols, etc.4>Cela s’est produit au moment où la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture) a renoncé à son rôle de leader sur les questions agraires, laissant la porte ouverte à des acteurs comme la Banque mondiale.
Même si les organisations de petits producteurs alimentaires ont réussi en partie à intégrer aux débats les Directives foncières, les Directives sur la pêche artisanale et la Déclaration sur les droits des paysans, le cadre des questions concernant la terre reste très étroit. Certains groupes de la société civile qui ont été actifs sur les plateformes pour le climat et la biodiversité, par exemple, mettent l’accent sur des revendications spécifiques et limitées, telles que les garanties pour la protection des droits des peuples autochtones ou l’officialisation des droits fonciers communautaires. Les organisations de petits producteurs luttant pour la souveraineté alimentaire ne sont pas (encore) bien représentées dans ces forums, dominés par des ONG spécialisées et leur «expertise».
Les organisations de petits producteurs du Comité international de planification pour la souveraineté alimentaire (CIP) se battent actuellement pour une plus grande reconnaissance du rôle des populations rurales en tant que gardiennes des écosystèmes; ce qui implique qu’elles aient un contrôle effectif sur leurs territoires.
Focus sur le modèle de production
Actuellement, les débats les plus vifs sur la sécurité alimentaire portent sur la nécessaire transformation des systèmes alimentaires et de l’agro-écologie. A la lumière de la profonde crise de légitimité du modèle agroindustriel, clairement insoutenable, les mouvements sociaux et les organisations de la société civile ont atteint d’importants résultats, spécialement au sein du Comité de la sécurité alimentaire mondiale5>Le CSA est engagé actuellement dans deux importants processus: la négociation sur des directives volontaires pour les systèmes alimentaires et l’élaboration de recommandations politiques sur l’agro-écologie. et de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)6>L’organe exécutif de la FAO a formellement adopté les Dix éléments de l’agro-écologie en décembre 2019, bit.ly/345okrp. La terre et les territoires sont au centre des débats mais on leur accorde rarement l’importance qu’ils méritent dans ce contexte.
De plus, malgré la crise de légitimité de l’agro-industrie, il y a eu peu de réels changements jusqu’ici. L’agro-industrie a mis en avant une agriculture climato-intelligente et l’usage de nouvelles technologies (biologiques et numériques) comme des supposées solutions, destinées en fait à lui conserver le pouvoir. Elle a également tiré parti de la crise du Covid et des contraintes entravant la capacité de mobilisation des mouvements sociaux et organisations de communautés autochtones pour consolider son pouvoir dans de nombreux pays7>Entre autres exemples, l’entrée des OGM en Equateur et en Bolivie et la déforestation croissante au Brésil.et dans le discours dominant mondialisé8>Cf.www.foodandlandusecoalition.org/a-call-to-action-for-worldleaders.
Les réponses à la pandémie
Bien que la crise pandémique et les réponses apportées par les gouvernements aient révélé les profondes inégalités de nos sociétés et l’ampleur de la crise du système alimentaire industriel, les débats et les mesures prises se sont concentrés sur les aspects sanitaires. Malgré le constat largement établi que les activités extractives, agro-industrie incluse, sont responsables de la destruction des écosystèmes et qu’elles favorisent l’apparition de nouveaux agents pathogènes, les réponses internationales et nationales se sont focalisées sur la sauvegarde des grandes entreprises et le maintien des chaînes de valeur mondiales.
Certaines organisations paysannes ont fait le lien avec la concentration des terres, appelant à des réformes redistributives dans le cadre de leur réponse à la crise, à la récession économique et à l’aggravation des inégalités qu’elle est susceptible d’entraîner9>Cf. le Plan d’urgence pour la réforme agraire populaire du Mouvement des sans-terre: mst.org.br/2020/06/05/mst-lanca-plano-emergencial-dereforma-agraria-popular, aucune proposition globale n’a encore été faite par le mouvement pour la souveraineté alimentaire sur la manière d’intégrer la terre et les territoires dans l’ordre post-pandémique. En ces temps de perturbations et de changements majeurs, il est important de raviver et de repositionner (au moins partiellement) les luttes pour la terre et les territoires dans ce nouveau contexte. Cela demandera de s’appuyer sur les «anciennes» stratégies en attendant de trouver de nouvelles voies adaptées aux circonstances actuelles.
Ces dernières années, des convergences plus larges ont commencé à émerger des luttes pour la souveraineté alimentaire, pour les droits des femmes ou encore pour la justice environnementale, sociale et financière. Les mouvements et les revendications se connectent de manière inédite et pourraient générer de nouvelles forces pour parvenir à un changement systémique. Dans plusieurs pays, «l’urgence» Covid a stimulé la solidarité et l’organisation locale, en combinant l’aide directe et les actions de soutien avec des revendications politiques orientées vers un réel changement.
Le moment présent offre une opportunité de réflexion collective orientée vers l’action, parce qu’il a révélé plus clairement que jamais les énormes injustices et inégalités des systèmes alimentaire et économique actuels. C’est aussi un moment de reconfiguration des rapports de force qui détermineront jusqu’où les mouvements sociaux et la mobilisation citoyenne seront capables de faire avancer l’agenda politique de la souveraineté alimentaire.
Notes
Ce texte est extrait de Nyéléni, bulletin du mouvement international pour la souveraineté alimentaire, n°41, septembre 2020, nyeleni.org/