Chroniques

Politique suisse: le «tournant» de 2019

À livre ouvert

Un peu à l’image de ce que Robert Grimm avait rédigé avec Geschichte der Schweiz in ihren Klassenkämpfen (Histoire de la Suisse par ses luttes de classes, publié en 1920) à la suite de la grève générale de 1918, Josef Lang propose une lecture de l’histoire suisse aboutissant au «tournant» des élections du Conseil national de 2019.

Josef Lang est historien et politicien. Sa période de prédilection est la Suisse de la fin du XIXe siècle, et il est spécialiste des conflits entre l’Eglise et l’Etat qui marquent cette période. Militant de la première heure, il est notamment cofondateur du Groupe pour une Suisse sans armée ainsi que de l’Alternative socialiste verte de Zoug, il siège au Grand Conseil de son canton puis au Conseil national de 2003 à 2011; il est coprésident des Verts suisses depuis 2012. Demokratie in der Schweiz1>Josef Lang, Demokratie in der Schweiz, Hier und Jetzt, Baden, 2020, 276 p.est une lecture doublement intéressante: d’un côté par la qualité du livre, de l’autre côté par le parcours de son auteur.

Josef Lang définit la démocratie étroitement, soit par le droit de vote. L’histoire qu’il propose est essentiellement celle de l’élargissement du corps électoral entre la fin du XVIIIe et la fin du XXe siècle. En insistant sur l’évolution du droit de vote, il propose de considérer cette histoire comme inachevée: pourquoi ne pas accorder le droit de vote à partir de 16 ans, ou aux étrangers ­
résidents?

Demokratie in der Schweiz est un plaidoyer pour une Suisse progressiste. La réflexion part d’un constat bien connu des historien-ne-s: alors que la Suisse est pays particulièrement progressiste au XIXe siècle, elle se distingue par son conservatisme XXe siècle. Josef Lang n’analyse pas les racines de ce revirement, mais décrit certaines luttes qui l’ont rendu possible ou, au contraire, ont permis de le dépasser.

Profitant du désintérêt momentané des grandes puissances européennes, occupées à réprimer les révolutions de 1848, les libéraux helvétiques parviennent à fonder l’Etat fédéral. L’adoption de la Constitution de 1848 et, en particulier, sa révision en 1874 placent la Suisse au premier rang des Etats démocratiques: presque l’ensemble de la population mâle du pays se voit accorder la citoyenneté. L’agenda de la politique fédérale est marqué par les valeurs libérales, conduisant à un développement des institutions étatiques et aux premières assurances sociales notamment.

Quelques décennies plus tard, les libéraux voient leur position dominante menacée par la montée en force du mouvement ouvrier, et s’associent à leurs anciens adversaires conservateurs pour conserver leur influence sur la politique fédérale. Ce «bloc bourgeois» réunissant libéraux, conservateurs catholiques et paysans domine la politique helvétique jusqu’à ce que le conservatisme helvétique s’essouffle dans les années 1960. La perte de vitesse du conservatisme se mesure à l’aune des deux votations sur le droit de vote des femmes, refusé par deux tiers de votants en 1959, et accordé par la même proportion en 1971. Bien que les années 1990 et 2000 soient caractérisées par une montée en puissance de l’UDC, de laquelle le PLR se rapproche, un vent nouveau souffle sur la Suisse: les femmes et les jeunes s’impliquent davantage dans la politique helvétique et imprègnent débats et votations. D’où, selon l’auteur, le «tournant de 2019»: les élections au Conseil national de 2019 représentent la plus grande redistribution de sièges en cent ans, soit depuis l’introduction du système proportionnel en 1919; ces élections sont une victoire en particulier pour les partis écologistes, qui doublent leur représentation à l’échelon fédéral.

Josef Lang décrit avec un grand soin la période autour de la révision de la Constitution en 1874, en particulier la lutte pour l’émergence d’institutions laïques au niveau des cantons comme au niveau de la Confédération. De même, il accorde une grande attention aux années de guerre froide et au carcan militariste de la période, qu’il considère responsable de la place subalterne accordée aux femmes en Suisse. Son analyse associe donc sa spécialité d’historien du XIXe siècle ainsi que son expérience de militant au XXe.

En revanche, l’auteur ne traite que superficiellement du plus grand mouvement de protestation de l’histoire suisse contemporaine: la grève générale de novembre 1918, qui met dans les rues quelque 250’000 grévistes et 100’000 soldats, en pleine pandémie de grippe. L’événement représente, en 1918 déjà, un caillou dans la chaussure du mouvement ouvrier et socialiste: largement spontanée, la grève est déclarée malgré l’opposition des organisations politiques et syndicales. Lorsque celles-ci, face aux menaces du Conseil fédéral, décident de l’interruption de la grève, une large partie de la classe ouvrière dénonce une trahison. Ce n’est qu’en tenant compte de la complexité de cet événement qu’il est possible de comprendre le relatif échec du Parti socialiste aux élections anticipées du Conseil national de 1919 et, partant, du succès durable des partis conservateurs.

En somme, Demokratie in der Schweiz est une lecture recommandée pour qui s’intéresse à l’histoire politique helvétique et pour qui réfléchit au prisme de l’histoire. Zones d’ombre mises à part, on regrette essentiellement que le livre n’aborde pas la question environnementale, terrain sur lequel on attendrait pourtant l’auteur.

Notes[+]

Notre chroniqueur est historien.

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lundi 8 janvier 2018

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