Contrechamp

«Resurrecturis», l’au-delà et l’ici

«Cimetière anglais», «des protestants», «des artistes et poètes»… Le quartier romain du Testaccio renferme un lieu de sépulture singulier, où gisent les poètes anglais Keats et Shelley, non loin du penseur Antonio Gramsci. Le Cimitero acattolico di Roma a, dès le XVIIIe siècle, servi à inhumer hors les murs de la Ville éternelle les restes des non catholiques. Flânerie.
«Resurrecturis», l’au-delà et l’ici
Carré de sépultures orthodoxes. VERENA GRAF
Rome

Si nous vivons une période où l’on peut constater des discriminations basées sur la religion, la couleur de la peau ou la conduite de ceux qui nagent d’une manière quelconque à contre-courant, ce ne fut point différent par le passé. Ces discriminations s’étendaient – et s’étendent encore dans bien des contrées – au traitement réservé aux morts. Tant les rituels d’accompagnement vers une sphère dite l’au-delà que les lieux de repos éternel témoignaient d’une intolérance qui visait à faire de certaines personnes des exclu-e-s.

Au XVIIIe siècle, les Etats pontificaux, aujourd’hui réduits au Vatican, comprenaient l’actuelle ville de Rome et sa région. La législation ecclésiastique y régissait strictement toute inhumation et les funérailles étaient toujours accompagnées de cérémonies d’officiants de l’Eglise catholique. L’enterrement en terre consacrée de membres d’autres confessions, de ceux sans confession, ou encore des prostituées et des suicidés était exclu. Leurs dépouilles mortelles devaient être déposées furtivement, de nuit, dans des tombes de fortune en pleine campagne. Selon les chroniques, l’humeur d’une plèbe ignorante était susceptible de la pousser à profaner et à attaquer des sépultures non protégées situées extra muros, au milieu des champs et des troupeaux de moutons.

Dans l’ancienne Rome impériale qui, en ce XXIe siècle, continue à grouiller de vie, il y a une oasis de silence et de paix où les vivants côtoient les morts et les chats. C’est le Cimitero acattolico, aussi dit «cimetière des protestants» ou «des Anglais», sis à l’ombre de la pyramide de Caius Cestius (préteur romain mort en l’an 12 av. J.-C.), près du Testaccio, une colline constituée par des débris d’amphores d’huile et de vin accumulés durant l’Antiquité.

On y pénètre après avoir franchi un imposant portail en pierre muni d’une grille métallique et surplombé de créneaux, qui avertit péremptoirement: RESVRRECTVRIS («Pour ceux qui se relèveront de nouveau»). On plonge alors dans l’univers silencieux d’une végétation luxuriante parsemée de pierres, où l’on hume la fragrance des cyprès séculaires. On ne voit personne. Dans la zone dite «antique», on découvre alors une vaste prairie où l’on peut repérer quelques-unes des plus anciennes tombes. Couchées sur le sol et usées par les siècles, leurs pierres portent des inscriptions funéraires à peine déchiffrables. Quelques bancs ombragés sont occupés par une poignée de visiteurs qui lisent ou se reposent, pensifs, le regard posé sur la pyramide et les murs auréliens.

Dans la zone adjacente, où les tombes sont érigées en rangs, une femme installe un cyclamen sur une sépulture du nom de Napolitano. Serait-ce un membre de la famille de l’ex-président [2006-2015]? Etrange, ce patronyme italien parmi des centaines d’autres aux sonorités allemandes, grecques, anglaises…

Une enceinte âprement négociée

Au cours du XVIIIe siècle, cette nécropole s’est développée sans reconnaissance officielle. En 1817, d’âpres négociations avec l’administration ecclésiastique sont lancées par des représentants de Prusse, de Hanovre et de Russie qui proposent de clôturer le lieu à leurs frais, sans pour autant aboutir. Elles seront reprises par un prince danois et le parlement anglais. Le cardinal Consalvi, secrétaire des Etats pontificaux, autorise finalement, en 1821, la construction d’une enceinte autour du champ de tombes. Au terme d’autres démarches entreprises par des diplomates étrangers, dont des acquisitions de terrains par l’ambassade d’Allemagne, la surface actuelle du cimetière est atteinte en 1894.

Jusqu’en 1870, il y avait interdiction absolue d’y ériger des croix ou d’apposer une quelconque inscription funéraire sur les sépultures: pour les autorités pontificales, il n’y a point de salut en dehors de la foi catholique. Il s’agit d’un coin réservé aux damnés, nonobstant la célébrité de bon nombre d’entre eux. Cette attitude évoluera avec le temps – et le passage du quartier sous l’autorité de la république laïque italienne. Le lieu garde toutefois son allure d’espace des «exclus». C’est aujourd’hui un cimetière privé, géré par une association de quatorze ambassades – Afrique du Sud, Allemagne, Autriche, Canada, Danemark, Etats-Unis, Finlande, Grèce, Irlande, Norvège, Royaume-Uni, Russie, Suède et Suisse.

Les conditions pour y être enseveli n’ont pas changé: être citoyen-ne étranger-e non catholique ayant résidé ou étant décédé à Rome; ou être partenaire, époux-se ou enfant d’une personne qui y est déjà enterrée. Selon un registre non exhaustif, le cimetière hébergerait 5700 sépultures. Il est divisé en zones chronologiques – «antique», «vieille», «première», «deuxième» et «troisième», et compte des tombes communes nationales: danoise, suédoise, allemande, grecque et russe.

Dans un espace riche en pins et cyprès, les tombes témoignent de divers styles architecturaux, quelques-unes monumentales, d’autres néoclassiques, voire baroques, en tuf, calcaire, granit ou marbre. Y abondent désormais les croix, dont des doubles-croix de Lorraine, à côté de quelques khatchkars arméniens, aussi des stèles, des rhombes, des colonnes, des piliers, des blocs, des sarcophages massifs. Des plaques horizontales étalées sur le sol révèlent des noms et des dates, souvent augmentées d’épitaphes poétiques, de dessins incrustés. D’autres arborent bas-reliefs et sculptures. De petits pavillons, mini-mausolées et chapelles, souvent rehaussés de piliers et chapiteaux, s’imposent dans cet habitat insolite.

Surprenantes sont les sculptures d’anges ailés et de figures féminines, mystiques ou lascives, parfois pathétiques. Des statues de marbre blanc déconcertent par leur kitsch d’une autre époque. Un ossuaire commun muni de tablettes de marbre aux noms gravés est adossé aux murs auréliens qui clôturent un des versants du champ de sépulcres. Depuis 1820, seule une dizaine de dépouilles a été ensevelie dans la «zone antique». D’éminentes personnalités. La décision dépend d’une commission de représentants diplomatiques des pays membres de l’association. La première tombe officiellement répertoriée date de 1738; c’est celle d’un étudiant anglais, George Langton.

Des «exclus» célèbres

Nombreux personnages illustres issus de la noblesse, de la diplomatie, du monde politique, littéraire ou artistique d’Europe et d’ailleurs ont trouvé leur dernier repos en ce lieu de paix. Les femmes, minoritaires, y ont pour la plupart été admises en tant qu’épouses de notables. La présence de deux des plus grands poètes anglais, Percy Shelley et John Keats, explique certainement l’une des appellations du cimetière: Cimitero degli Inglesi. Encore aujourd’hui, ils semblent appeler des pèlerins littéraires à leur rendre visite. Dans le petit pavillon-réception, on est accueilli par un couple britannique, fier de sa responsabilité de gardien. Au vu de la dévotion qu’il déploie, on serait tenté de le croire propriétaire dans son propre jardin.

Les dépouilles mortelles de cette vaste panoplie d’«exclus» vont de pair avec d’autres qui, de leur vivant, se sont vu nier reconnaissance et respect à cause de leur «altérité». S’il ne repose pas au Testaccio, Pier Paolo Pasolini vient pourtant à l’esprit. Fervent critique d’une culture économique injuste, dépassant dans ses reproches la simple connotation idéologique pour appeler à une éthique où l’individu soit reconnu dans son entièreté et sa spécificité, il a, en refusant de cacher son homosexualité, passé sa vie comme «exclu» malgré sa renommée. Son recueil de poèmes Les Cendres de Gramsci, publié en 1957, rend hommage à cet autre «exclu», Antonio Gramsci, qui, lui, y a son urne funéraire. Non pour avoir été communiste, mais pour y rejoindre son épouse russe… Sa tombe? Uno straccetto rosso, come quello/arrotolato al collo dei partigiani/e, presso l’urna, sul terreno cereo,/diversamente rossi, due gerani. [Un chiffon rouge comme celui/roulé au cou des partisans/et, près de l’urne, sur le sol cendré,/deux géraniums, d’un rouge différent.]

Opinions Contrechamp Verena Graf Rome

Connexion