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Dans le labyrinthe de l’azote

Carnets paysans

La terrible explosion qui vient de dévaster Beyrouth a sorti de l’ombre la figure de deux chimistes allemands: Fritz Haber et Kurt Bosch. C’est à eux, en effet, que l’on doit le procédé de synthèse de l’ammoniac, qui est à l’origine de la plupart des engrais azotés dont 2700 tonnes ont explosé dans le port de la capitale libanaise.

Lorsque Fritz Haber découvre en 1909 un procédé de synthèse de l’ammoniac, la situation est critique sur le plan de la fertilisation des sols. Le cycle multiséculaire de l’azote consistait à nourrir les bactéries capables de restituer de l’azote aux plantes à l’aide des déchets humains, végétaux et animaux. Au XIXe siècle, l’urbanisation vient briser ce cycle. Les déjections humaines sont de plus en plus déversées dans les cours d’eau au lieu de réalimenter le cycle biologique. L’épuisement des sols devient inéluctable. C’est ce que Karl Marx appelle la «rupture irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social».

Pour ne pas entraver le progrès de l’industrialisation, il faut trouver des solutions à cette indisponibilité tendancielle de l’azote. La première solution correspondra au régime colonial du XIXe siècle. On importe massivement de l’azote du Chili sous la forme de nitrate de soude (salpêtre du Chili) et du Pérou sous la forme de guano. Mais les mines chiliennes s’épuisent, le spectre de la rupture irrémédiable resurgit.

On cherche alors une solution du côté de la chimie industrielle. On espère qu’il soit possible de rendre disponible pour les cultures l’azote de l’air, ressource inépuisable que les plantes n’absorbent pas. Trois procédés sont envisagés. Celui de Fritz Haber est – bien qu’il nécessite de fortes quantités d’énergie – le plus rentable. Carl Bosch adapte ce procédé à la production industrielle.

Le procédé Haber-Bosch est un cas typique de la fuite en avant technologiste. Alors que le problème réside de toute évidence dans l’organisation sociale, il est traité sur un plan technique. Avec un succès purement technique. Car si la fabrication industrielle d’engrais azotés et leur vente à bas prix sont les conditions sine qua non de l’industrialisation de l’agriculture, elles créent tout un ensemble de nouveaux problèmes. Leur caractère explosif n’est en effet, et de loin, pas le plus grave défaut des dérivés de la synthèse de l’ammoniac.

La ressource étant inépuisable (on fixe l’azote contenu dans l’air), nul ne s’est posé la question de limiter son usage. Or, il s’avère qu’une grande part de l’azote synthétisé n’est pas absorbé par les cultures, mais ruisselle dans le sol et jusqu’aux cours d’eau, provoquant la prolifération d’algues, voire l’extinction de toute vie aquatique dans certaines zones. L’eau est rendue impropre à la consommation humaine et animale par excès d’azote. Dans l’air, l’excès d’azote assimilable contribue au renforcement de l’effet de serre.

Surtout, le procédé Haber-Bosch a permis un remplacement de la matière organique des sols si efficace que les cycles de fertilisation sont désormais complètement rompus. Cette rupture a engendré une spécialisation de l’agriculture au niveau mondial qui sert les intérêts industriels. C’est ainsi qu’on produit aujourd’hui du fourrage en Amérique du Sud pour des animaux élevés en Europe: les déjections de ces derniers ne seront jamais rendues aux sols sur lesquels leurs aliments ont été cultivés. Cela implique un déséquilibre global de l’azote. D’une part, un excès d’azote dans du lisier dont personne ne sait plus que faire. D’autre part, un appauvrissement accéléré des sols nécessitant un recours intensifié à la fertilisation synthétique.

Ces effets délétères de l’excès d’azote sont moins mis en avant que ceux du CO2. Ils ne semblent pas pour autant moins inquiétants. Un long rapport1>The European Nitrogen Assessment, Cambridge University Press, 2011.de 2011 pointe l’ensemble de ces effets et souligne également l’immense difficulté que représenterait la diminution de la dépendance de l’agriculture aux engrais de synthèse.

Dans l’éloge dont Fritz Haber a fait l’objet à l’occasion de l’obtention du prix Nobel de chimie en 1918, on soulignait qu’il avait inventé «un moyen extrêmement important pour améliorer les standards de l’agriculture et le bien-être de l’humanité». Il a aussi fait basculer celle-ci dans le labyrinthe de l’agriculture industrielle dont elle ne sait plus, un siècle plus tard, comment sortir.

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mercredi 9 octobre 2019

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