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Défendre la réalité

L’auteur de science-fiction Philip K. Dick craignait le «pouvoir» des «pseudo réalités fabriquées» dans les années 1980. Il était déjà question de fake news et de la lutte pour la réalité/vérité, souligne Vincent Gerber.
Désinformation

En janvier 1982, alors qu’on lui présentait quelques séquences en avant-première de Blade Runner, adapté à l’écran à partir d’un de ses romans, l’auteur de science-fiction Philip K. Dick a un éclair de lucidité: «Et là, dans le public, en regardant ces 20 minutes d’extraits, j’ai compris qu’on entrait dans la décennie de l’information. On y est. L’information est la substance vitale, le métabolisme même du monde moderne. Les gens iront voir ce film en drogués de l’information.»1 Philip K. Dick, Dernière conversation avant les étoiles, éd. L’éclat Poche. Les autres citations de l’article sont tirées du même livre.

L’ère de l’information est celle des raconteurs d’histoires – avec comme corollaire toute la difficulté de savoir quels récits il faut bien croire. Désormais, la création de mondes imaginaires n’est plus l’apanage des auteurs de science-fiction et se voit de plus en plus utilisée par quantités d’acteurs du monde contemporain pour (dés)orienter la compréhension du monde moderne. «[On] nous bombarde de pseudo réalités fabriquées par des gens très sophistiqués au moyen de mécanismes électroniques très sophistiqués, nous prévient Dick, très conscient de l’enjeu. Je ne me méfie pas de leurs motivations, je me méfie de leur pouvoir. Et ils en ont beaucoup. C’est un pouvoir surprenant: celui de créer des univers entiers, des univers de la pensée. Je devrais le savoir puisque que je fais la même chose.»

Lié au développement d’Internet et des réseaux sociaux, le terme de «fake news» est récemment venu augmenter le vocabulaire critique quotidien. Le phénomène existait depuis longtemps, mais il s’est démocratisé, s’est répandu et a été mis en lumière après avoir été utilisé de façon trop grossière par quelques acteurs phares, notamment l’administration Bush dans sa justification de la guerre en Irak. Sans compter son utilisation autour de l’actuel président étasunien. Il est aisé aujourd’hui pour chacun de tenter de diffuser sa réalité, d’inventer un monde alternatif, divergent, ce qu’en SF on appellerait une uchronie. A partir d’un repère historique jusque-là commun, l’auteur d’uchronie fait diverger les faits et pousse la «réalité» à suivre une autre voie. A ceci près qu’ici on ne sert pas un récit ou un divertissement, mais des intérêts politiques et économiques importants. Le problème, nous éclaire Dick, est profond et touche directement à notre condition humaine: «Des réalités truquées ne peuvent créer que des êtres humains truqués.»

Entre différentes visions du monde, la réalité de la majorité s’impose. Une pensée assez perturbante quand on y pense sérieusement – en particulier au vu des moyens de communication des Etats et des grands groupes économiques. La lutte pour la démocratie, ou plutôt la lutte contre les régimes autoritaires de toutes sortes, relève donc aussi d’une lutte pour la réalité. Pour des faits vérifiables et vérifiés. Un véritable droit à la vérité.

 

 

Notes[+]

* Genève.

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