Chroniques

«J’écris ton nom…»

Transitions

«Et par le pouvoir d’un mot, je recommence ma vie / Je suis né pour te connaître, pour te nommer / LIBERTÉ» Ecrits en 1942, ces vers de Paul Eluard furent publiés clandestinement sous l’occupation allemande. Ces circonstances expliquent la charge émotionnelle quasi incantatoire de ce poème, considéré comme un acte de résistance. Qu’en reste-t-il aujourd’hui? Employé à tout propos, galvaudé, ce mot «liberté» est comme une enveloppe dont le contenu se dérobe, sombrant parfois dans la plus désolante trivialité. C’est par exemple en son nom que les déconfinés du mois de juin se sont livrés à quelques célébrations bachiques, agglutinés dans des boîtes de nuit. C’est en son nom également que des cortèges de manifestants, aux Etats-Unis, mais aussi en Suisse, ont défilé contre le port du masque: «Si tu portes un masque, tu n’es pas un homme libre!» accusaient les banderoles. (Bon, j’avoue avoir moi-même participé, en son temps, à des démonstrations féministes de lancer de soutien-gorge, bravades dont l’effet émancipateur était plus que douteux!) «Ecrire ton nom» est désormais possible sur n’importe quel support, même sur le terrain de la violence. Ainsi, lors de la campagne de référendum contre la loi sur les armes, en mai 2019, l’UDC n’a pas craint d’affirmer que «désarmer les citoyens, c’est tuer la liberté»! Déroutant renversement des valeurs: être libre c’est pouvoir jouer du révolver; refuser les armes, c’est choisir l’asservissement!

Il y a longtemps que cette question me taraude: quelle est l’ampleur et la consistance de ma liberté? Quelle que soit la direction que prend ma réflexion, je ne vois que limites et contraintes: normes sociales, manque de moyens, inhibitions, dépendances. Faut-il, pour être libre, trahir ses habitudes, son confort, et même ses engagements et ses loyautés? Sauter à pieds joints dans le gouffre du refoulé pour terrasser ses peurs? Pratiquer l’insurrection permanente? «La violence émancipatrice est un acte de pure liberté» affirme le philosophe Slavoj Zizek. Pour revenir à la poésie, je pourrais extraire de leur purgatoire d’autres poètes qui enchantèrent ma jeunesse: Serge Reggiani, par exemple, et sa chanson «Ma liberté», que je psalmodiais avec ferveur sous la douche ou au volant de ma voiture, et qui me propulsait sur une orbite conquérante. Aujourd’hui, je considère son lyrisme avec scepticisme. N’avoue-t-il pas lui-même: «Et combien j’ai souffert pour pouvoir satisfaire toutes tes exigences»? Sommes-nous les prisonniers de notre propre liberté?

Nous voici confrontés à un étrange paradoxe: c’est souvent au cœur de l’enfermement, dans les prisons, dans les monastères, que les reclus scrutent en eux-mêmes, avec dévotion, la frêle palpitation de la liberté «intérieure», à défaut de celle qui abat les murs. Au cœur de sa dépendance, le toxicomane se convainc qu’il choisit l’insoumission par la sublimation de tout son être dans la jouissance. Les désespérés en appellent à l’ultime liberté, celle qui les délivrera, avec ou sans assistance, de la contrainte de vivre. La liberté de se priver de liberté? La liberté contre la vie? Pas seulement: il y a d’autres conquêtes.

Dans leur livre collectif Ni fous, ni morts, les anciens détenus politiques de la dictature argentine, dans les années 70, donnent un exemple saisissant de leur solidarité et, partant, de leur capacité de résistance face à ce régime barbare qui voulait les broyer. «Bien qu’étant prisonniers et privés des droits les plus élémentaires, nous nous sentions libres et nous désirions la liberté pour tous», écrit l’un d’eux. Développant, avec une ingéniosité époustouflante, toutes sortes de moyens pratiques pour «ouvrir un espace de liberté au cœur du territoire ennemi», ils parvinrent à s’entraider, à communiquer, à écrire, à créer, toutes choses interdites et brutalement réprimées quand elles étaient découvertes. A la nouvelle de la naissance de sa fille, l’un d’eux hurla sa joie à la fenêtre, un «acte fondamental de liberté», mais une infraction grave qui lui valut des mois d’isolement dans le plus sinistre des cachots. «C’est la dignité qui nous permet d’exercer notre conscience et notre libre arbitre.»

«Sur toutes les pages lues / Sur toutes les pages blanches / J’écris ton nom» Incertitude… Je n’ai pas l’étoffe des héros: nul étendard à brandir, nulle orgueilleuse posture libertaire à revendiquer. Ne reste que la volonté d’une quête de cohérence. Il appartient à chacun de dérouler le récit intime de ses vérités et de ses mensonges pour se reconstruire une identité réconciliée avec elle-même, et qui ne renie rien de ses appartenances et de ses attachements.

Notre chroniqueuse est ancienne conseillère nationale.
Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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