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Demain la solidarité

Dans un texte écrit autour de l’exposition photographique «16 127» de la Caravane de solidarité, Jean Ziegler rend hommage aux personnes que la crise du ­Covid-19 a «laissé(es) au bord de la route» et aux bénévoles mobilisé-e-s dans les actions de solidarité.
REMERCIEMENTS
Genève 

Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Jean-Jacques Rousseau écrit: «Les hommes n’eussent jamais été que des monstres si la nature ne leur eût donné la pitié à l’appui de la raison.»  1>Voir Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, t. III, Paris, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 351.

Nous sommes 7,3 milliards d’êtres humains sur terre; 876 millions sont gravement et en permanence sous-alimentés. A cause du confinement et de l’effondrement de pans entiers de l’économie, 235 millions de personnes supplémentaires sont, selon le Programme alimentaire mondial, tombées dans l’insécurité alimentaire. A Genève, une des cinq villes les plus riches du monde, la face hideuse de la faim est brusquement apparue. Pendant six samedis consécutifs, du 2 mai au 6 juin 2020, des milliers d’indigents ont afflué à la patinoire des Vernets. Des bénévoles leur ont distribué plus de 16 000 colis de nourriture.

La première vague européenne de la pandémie du coronavirus que nous venons de vivre a fait ainsi apparaître à Genève au grand jour les inégalités abyssales qui déshonorent notre société. Elle a surtout mis en pleine lumière les milliers d’hommes, de femmes et d’enfants vivant à Genève sans titre de séjour, sans statut social, sans aucune sécurité de vie autre que celle d’exploités, d’humiliés, tenaillés par l’angoisse de la dénonciation et de l’expulsion.
La plupart de ces personnes, que l’on a vues faire la queue aux Vernets dans l’attente de la distribution de nourriture et de produits d’hygiène, sont pourtant des travailleuses et des travailleurs qui contribuent grandement, et parfois depuis de longues années, bien que souvent rémunérés d’une façon indécente, à la prospérité de notre République.

Ces gens sont venus à Genève pour fuir leur pays et des situations économiques désastreuses.

A ce peuple de l’ombre, aux sans droits, se sont trouvés mêlés des familles suisses, des travailleuses et des travailleurs au bénéfice d’un statut social, mais dont le revenu est totalement insuffisant pour s’alimenter convenablement et vivre dans la dignité: personnes âgées au bénéfice de rentes vieillesse insuffisantes, étudiants, familles monoparentales et autres.

Le Covid 19, qui a contraint des milliards de gens à travers le monde à rester chez eux, qui a arrêté l’économie et laissé partout les plus fragiles au bord de la route, a servi de révélateur. Partout il a exhibé un ordre du monde fondamentalement injuste.

Mais le virus a aussi fait découvrir l’existence parmi nous de femmes et d’hommes habités par l’empathie, la solidarité et un sens de la justice éclatant. Ceux-ci ont pris leur responsabilité, celle de mettre en avant les droits des plus vulnérables, de se porter à leur secours, de mobiliser les dons. Leur seule motivation: ce sentiment de compassion dont parle Rousseau.

Les combattantes et combattants de la Caravane de solidarité, des Colis du cœur, de Médecins sans frontières, pour ne citer qu’eux, sont l’honneur de Genève. Ils ont forcé les autorités à se réveiller et à affronter une réalité injuste, discriminatoire, intolérable, longtemps cachée avec beaucoup de soin. Nous leur devons admiration et gratitude.

Le virus nous aura appris la solidarité, comme il a procuré à celles et ceux qui l’ont pratiquée, dans une mobilisation sans précédent, la joie de vivre une aventure humaine inattendue.

J’espère de tout cœur que le virus disparaîtra rapidement de notre planète, mais que la solidarité finira par abattre l’ordre cannibale du monde.

Notes[+]

* Auteur de Lesbos, la honte de l’Europe, éd. du Seuil, 2020.

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