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L’assassinat de Giacomo Matteotti: un enjeu pétrolier?

L'histoire en mouvement

Le 30 mai 1924, le député socialiste Giacomo Matteotti dénonçait devant la Chambre des députés d’Italie la fraude électorale et la violence par lesquelles le parti fasciste renforçait son pouvoir. Un discours qui signait alors sa condamnation à mort. «Et maintenant, préparez-vous à me faire l’éloge funèbre», répondit-il à un compagnon de parti qui lui serrait la main après son discours. Quelques jours plus tard, le 10 juin 1924, Matteotti était enlevé et assassiné par les fascistes.

Benito Mussolini assumera personnellement la responsabilité politique du crime: «Si les phrases plus ou moins estropiées suffisent pour pendre un homme, sortez le poteau et sortez la corde! Si le fascisme n’était rien d’autre que de l’huile de ricin et une matraque, et non pas plutôt une superbe passion de la meilleure jeunesse italienne, c’est de ma faute! Si le fascisme était une association criminelle, alors je suis le chef de cette association1>Discours de Benito Mussolini à la Chambre des députés, 3 janvier 1925. Traduction de L’Atelier-Histoire en mouvement.».

Matteotti était l’un des plus éminents représentants de la social-démocratie italienne de l’époque, de ce socialisme réformiste qui, tout de même, portait la lourde responsabilité de s’être opposé à l’élan révolutionnaire de l’après-guerre2>Matteotti demeura membre du Parti socialiste italien jusqu’à son assassinat. L’aile gauche du parti s’en était détachée en 1921 pour former le Parti communiste, à l’initiative notamment d’Antonio Gramsci.. Un fait qui permettra à la bourgeoisie italienne, à la manière de sa consœur allemande, de se réorganiser après la dévastation de la guerre et de passer à la contre-attaque en utilisant le fascisme comme roue de secours. Toutefois, au contraire de nombre de ses compagnons du Parti socialiste, Matteotti fut un fervent opposant à l’engagement italien dans la Grande Guerre qu’il perçut comme un affrontement entre forces impérialistes. Il identifia aussi à juste titre le fascisme comme une arme au service de la bourgeoisie dans la lutte des classes. En effet, cette dernière n’hésita pas à utiliser et promouvoir l’utilisation de la violence d’Etat en combinaison avec la violence paramilitaire des chemises noires contre le danger représenté par les forces de la gauche révolutionnaire, alors en plein essor en Italie comme partout en Europe.

L’historiographie a longtemps corroboré la thèse selon laquelle l’assassinat de Matteotti était purement politique, motivé par la claire et simple volonté de museler toute voix qui osait dénoncer le régime. Or s’il est indéniable que le régime fasciste voyait en lui un ennemi redoutable, peut-être redoutait-il, plus encore, les investigations menées par le député socialiste.

Depuis quelques années, les recherches d’un groupe d’historien-ne-s avancent ainsi la thèse selon laquelle ce serait un conflit d’intérêts majeur qui se trouverait à l’origine du meurtre de Matteotti. Une affaire explosive que ce dernier allait présenter devant la Chambre et dans lequel «il Duce» était personnellement impliqué. Quelques années plus tard, un scandale de corruption lié au pétrole fut révélé. Il était construit autour d’un système de pots-de-vin à travers lequel Mussolini accordait des droits exclusifs sur le marché pétrolier italien à la compagnie Standard Oil (filiale de la multinationale étasunienne Sinclair Oil Corporation). Par ce biais, cette dernière se voyait garantir le monopole de l’exploitation du pétrole des colonies italiennes, écrasant la concurrence des nombreuses compagnies multinationales engagées dans la course dans ces riches régions.

L’assassinat de Giacomo Matteotti consacra de facto une alliance stratégique entre le fascisme italien et une partie du big business étasunien. Une alliance qui durera jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, au moment où l’impérialisme italien décida de se positionner sur un front opposé.

Le fils de Matteotti ira plus loin, estimant que le régime fasciste n’avait en réalité aucun intérêt à se débarrasser de son père: «Le meurtre de Giacomo Matteotti n’était pas un crime politique, mais un crime d’affaires. En dessous, il y avait un scandale pétrolier et la ‘main longue’ de la Couronne [italienne]3>Selon les accusations de Matteo Matteotti, le fils de Giacomo, le roi d’Italie, Vittorio Emanuele II, était devenu actionnaire de la compagnie Sinclair Oil Corporation en guise de pot-de-vin en échange. Traduction de L’Atelier-Histoire en mouvement.».

Quoi qu’il en soit, le scandale pétrolier en question est caractéristique d’un modus operandi bien connu et toujours d’actualité. Partout dans le monde, des Etats font primer des intérêts économiques particuliers devant l’intérêt général, en particulier quand il s’agit du contrôle des ressources naturelles. Celui que Gramsci caractérisa comme un «pèlerin du néant» en louant son courage n’avait ainsi fait rien d’autre que dévoiler la nature très classiquement capitaliste du régime mussolinien. Derrière la rhétorique subversive de l’extrême droite et ses faux airs révolutionnaires se dissimule toujours la même réalité bassement marchande.

Notes[+]

L’association L’Atelier-Histoire en mouvement, à Genève, contribue à faire vivre et à diffuser la mémoire des luttes pour l’émancipation, info@atelier-hem.org

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