Affronter les problèmes au lieu de les «covidiser»
Ma vie a été bouleversée le 31 mars, lorsque le gouvernement a chargé la communauté académique de mettre en place la Swiss National Covid-19 Science Task Force, m’invitant à la présider. Cette Task Force scientifique est une première dans l’histoire du pays et de sa communauté académique. La Suisse dispose d’un fabuleux écosystème scientifique, avec de nombreux chercheuses et chercheurs hautement motivés et qui, sans hésiter, se sont montrés disposés à collaborer à l’un des dix groupes d’experts.
La crise a toutefois aussi vu naître le phénomène de l’expertise instantanée: des collègues dont la carrière académique s’était jusqu’à présent déroulée loin des virus et des pneumonies sont miraculeusement apparus comme experts. Dans ce contexte, Madhukar Pai de l’université McGill à Montréal, qui travaille sur la tuberculose, a parlé de «covidisation» de la recherche, en soulignant que chaque grande organisation de soutien avait lancé de nouvelles options de financement en quelques semaines seulement et que d’autres fonds substantiels se profilaient à l’horizon. Dans cette situation, on risque de poursuivre des approches de recherche qui n’aboutissent pas au résultat escompté.
Un autre risque réside dans le fait que la recherche se concentre exclusivement sur la maîtrise de la crise aiguë actuelle en négligeant d’analyser ses causes. Ainsi, au Brésil, lors de la dernière urgence sanitaire d’importance nationale, l’épidémie de fièvre Zika en 2015, la guerre à large échelle contre les moustiques était certainement la mesure immédiate adéquate. Les déterminants sociaux et les approches de réduction des inégalités sociales massives, par contre, avaient reçu moins d’attention.
La mobilisation de la communauté scientifique suisse au sein de la Task Force Covid-19 nationale est nécessaire. Et une «covidisation» de la recherche n’aura pas lieu chez nous, bien que le FNS encourage aussi les projets dans ce domaine au travers d’un appel spécial. Le millier de demandes de financement ordinaire déposées au 1er avril 2020 le démontre. C’est d’ailleurs un record.
La science a besoin d’une vision et d’une stratégie à long terme. Chacun doit pouvoir se concentrer sur les questions auxquelles il souhaite répondre avec son savoir et sa passion. Alors, si vous appréciez l’étude des cœlacanthes, des exoplanètes, des inégalités sociales ou du réchauffement planétaire, veuillez continuer à vous concentrer sur ces sujets.
Notre invité est professeur d’épidémiologie à l’université de Berne, Conseil de la recherche du Fonds national suisse (FNS). Paru dans Horizons n° 125, juin 2020, magazine suisse de la recherche, FNS, www.snf.ch/fr/