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Quand la situation bascule

Fritz Brugger, du Centre pour le développement et la coopération de l’ETH Zurich, étudie les réseaux de pouvoir dans les mines d’or au Burkina Faso et au Tchad. Il fait partie de ces scientifiques qui travaillent en «zone de crise» et qui ont témoigné dans le dernier numéro de la revue Horizons du Fonds national suisse.
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«Nous travaillons actuellement sur les gisements d’or dans une région du nord du Burkina Faso qui a récemment connu une recrudescence de violences. Nous étudions les exploitations minières artisanales et de petite taille. Les gens cherchent de l’or dans des mines qui ne sont guère que de simples fosses, sans supervision des autorités. Ils descendent dans des puits étroits et remontent chargés de seaux remplis de minerai. Ils travaillent avec des piques, des pelles et des produits chimiques très toxiques. Nous voulons savoir comment les chercheurs d’or dépensent l’argent gagné. Le stéréotype serait qu’ils le dilapident pour des femmes, de l’alcool et des motos.

Nous voulons déterminer en quoi cela correspond à la réalité, notamment si une part de l’argent ne va pas dans l’agriculture, une activité qu’ont pratiquée la plupart des mineurs, ou dans d’autres investissements. Des collègues suisses étudient en parallèle les conséquences de l’exploitation de l’or sur les travailleurs et sur l’environnement.

Dans une zone minière, l’Européen se heurte d’abord à la méfiance. Les ouvriers te considèrent comme un représentant d’une compagnie désireuse de s’approprier le gisement ou craignent que tu ne divulgues au gouvernement l’utilisation prohibée de cyanure. L’accueil peut s’avérer plutôt glacial. Un grand défi consiste dans la situation souvent confuse régnant sur place: jusqu’à un millier de personnes peuvent s’y activer. Il n’y a pas d’administration centrale, mais de nombreux patrons exploitant leurs propres puits avec leurs employés, auxquels s’ajoutent les autorités locales. Tout cela sans parler de la question des droits fonciers traditionnels. Il en résulte un réseau de pouvoirs et de dépendances étroitement intriqués qu’il est difficile à démêler.

Nous travaillons avec des partenaires locaux qui sont bien au courant de la situation et identifient les décideurs qui nous accorderont ou non finalement le droit d’accéder aux mines. Nous commençons toujours par nous présenter en personne aux autorités locales. Les gens du lieu doivent comprendre nos intentions et notre mode de travail. Ils veulent s’assurer que nos activités ne constituent pas une menace pour leurs affaires. Après tout, c’est ainsi qu’ils gagnent leur vie. Pour mener nos recherches en sécurité, nous devons comprendre les structures locales de pouvoir et les respecter.

J’ai mangé au Tchad avec les représentants de compagnies pétrolières afin de développer une relation. Mais il existe des limites très claires: la corruption ou des passe-droits ne sont pas des options – cela ne fait que générer d’autres problèmes. L’instauration d’un climat de confiance demande du temps, de la patience et du respect à l’égard des personnes de tous bords. Même lorsque des enfants travaillent dans les mines, que des travailleurs sont exploités ou que l’environnement en pâtit. Mener des recherches sérieuses exige d’entrer en relation avec les locaux sans jugements de valeur. La confiance établie reste toujours provisoire. C’est pourquoi à la fin de notre première étude au Burkina Faso, nous avons présenté nos résultats à la population, ce qui a été vivement apprécié.

algré toutes les mesures de prudence, la situation peut rapidement dégénérer. Je me suis rendu récemment au Burkina Faso dans une zone où l’on venait de découvrir un nouveau gisement d’or. Des centaines de mineurs ont soudainement déboulé à moto de toutes les directions. La nervosité était palpable. Comme Blanc, mieux vaut garder ses distances en pareil cas. Quelques semaines plus tard, je suis allé dans un village pour les interroger sur leur expérience en tant qu’ouvriers d’une exploitation industrielle voisine. La situation était tendue. Les gens me prenaient pour le représentant d’une société minière. Et lorsque l’irritation est encore montée d’un cran, j’ai abandonné la discussion et suis reparti.

L’objet de nos recherches recèle une forte dimension politique, et il n’est pas rare que nous devenions le révélateur de conflits sous-jacents. Je dois toujours conserver la vue d’ensemble et bien comprendre dans quel contexte j’évolue, à savoir discerner où se trouvent les désaccords et les lignes de division, et quels risques en résultent pour notre travail. Ne jamais l’oublier est un grand défi.»

Paru dans Horizons n°121, juin 2019, FNS, dossier «Recherches en zone de crise», www.snf.ch/fr/

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