Sociétés anonymes et bien commun
A l’heure où j’écris, on entend diverses protestations choquées par rapport aux entreprises qui ont bénéficié de mesures de chômage partiel, et qui versent des dividendes parfois considérables à leurs actionnaires. Et il y a de quoi s’insurger; l’Etat, donc la collectivité, met à disposition des sommes importantes pour élargir cette mesure destinée à protéger l’emploi, à ce que les entreprises ne se trouvent pas forcées de licencier leurs employés dans une période de creux temporaire, et les mêmes entreprises versent des participations au bénéfice à leurs actionnaires. Une entreprise qui peut verser des dividendes n’est a priori pas en pénurie de liquidité, et ne risque pas sa survie en conservant ses employés. De là à conclure que ces entreprises donnent à leurs actionnaires l’argent qui devait leur permettre de garder leurs employés, il n’y a qu’un pas, légitimement franchi.
Cependant, tout en s’indignant de cela, il faut comprendre que, dans notre système et notre situation, les entreprises qui versent ces dividendes jouent peut-être tout autant leur survie que si la faillite menaçait. En effet, les entreprises cotées en bourse qui ne distribuent pas un bénéfice satisfaisant au goût des marchés risquent fort de voir les cours de leurs actions s’effondrer, ce qui les expose à être rachetées et vendues en pièces détachées. En effet, du moment que la valeur boursière d’une entreprise est notablement moindre que ses actifs, un prédateur peut s’en emparer en achetant une majorité des actions, et est alors libre de disposer de ses destinées, fut-ce en la dépeçant et en laissant ses employés sur le carreau. Tout cela est la conséquence ultime de notre système capitaliste, où de toutes les parties prenantes à une entreprise, seul celui qui a fourni – ou plutôt possède – le capital a le dernier mot.
Il faut alors réfléchir à la question du rôle des entreprises. Le système de la société anonyme répond nettement «faire de l’argent pour les propriétaires/investisseurs». Mais en considérant plus largement l’utilité sociale des entreprises, je dirais plutôt qu’elles servent à ce que les travailleurs puissent mettre leur temps, leur force et leur compétence à profit en produisant des biens et des services utiles à la population, et en en tirant une rémunération équitable. Si cette vue me semble de bon sens, je l’ancre également dans la perspective chrétienne d’un être humain créé à l’image de Dieu, créatif et dotés de capacités qui doivent servir au bien commun.
Il est certes légitime que ceux qui fournissent le capital reçoivent aussi un retour sur leur investissement, et que l’entrepreneur qui a pris les risques et les initiatives ait un statut différent des autres travailleurs. Cependant, la concentration du pouvoir décisionnel ultime entre les mains des actionnaires constitue un déséquilibre flagrant, qui fait que des entreprises aux comptes équilibrés, aux produits utiles, et précieuses pour leurs employés sont mises en danger du moment où leurs actionnaires peuvent espérer un rendement plus élevé. On se rappellera à ce sujet la saga de Swissmetal à Reconvilier, avec son usine menacée de fermeture et le long combat de ses employés, ou le site de Novartis à Nyon, lui aussi promis à la déchiqueteuse, et sauvé par des propositions de ses employés, non sans promesses d’avantages étatiques. Du reste, bien d’autres problèmes contemporains ont la même source, comme l’obsolescence programmée, nécessaire pour maximiser les profits, mais délétère pour la planète dont on surexploite les ressources, pour les clients qui doivent sans cesse racheter les mêmes biens, et pour les employés qui n’ont plus la satisfaction du travail bien fait, n’étant plus que des moyens de production pour vendre de la camelote.
Si le système présent de la société anonyme est responsable tous ces maux, que pouvons-nous faire? Pour chacun, quelles que soient ses responsabilités, il faut retrouver et défendre une mentalité où la contribution au bien commun passe avant la maximisation du profit, et où les partenaires sociaux reçoivent leur juste part d’attention et de préoccupation. Et pour les entrepreneurs, éviter autant que possible de disperser la propriété de leur entreprise entre les mains d’actionnaires qui n’ont plus de lien avec les buts de l’entreprise, comme d’ailleurs certaines sorties de bourse en ont montré l’exemple. A mon sens, il faut en outre des évolutions au niveau juridique, par exemple en permettant des structures de sociétés où ceux qui fournissent leur force de travail et leurs qualifications ont aussi leur mot à dire, même et surtout dans les décisions cruciales pour le destin d’une entreprise. Il n’est pas juste que ceux qui ont acquis le capital deux jours auparavant aient plus de poids que ceux qui ont fait vivre une société parfois depuis des décennies. Quels politiciens, quels juristes oseront se lancer dans un tel projet de réforme? L’appel est lancé, courage et reconnaissance à qui y répondra!
Jean-René Moret est pasteur à l’Eglise évangélique de Cologny (GE).