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Propre la Suisse?

Derrière le tableau idyllique de la propreté et de la douceur de vivre helvétiques, Sophie Coulet, économiste de formation, déplore la non prise en compte des externalités négatives produites par la Suisse au nom de la liberté économique. Point de vue.
Économie

La Suisse, c’est propre. La vie y est douce. La liberté économique y est inscrite dans la Constitution. Nous pouvons dormir tranquille. A y regarder de plus près, le tableau est bien loin d’être aussi immaculé que l’ont clamé les opposants à la loi sur le climat et l’innovation, ne considérant soigneusement que les émissions locales et faisant consciencieusement abstraction de toutes les externalités négatives issues de notre consommation de biens et services produits à l’étranger.
Quelques chiffres: 66% des émissions liées à notre consommation proviennent de l’étranger justement. Les prendre en compte change radicalement l’image que l’on donne de notre pays. En 2020, ce sont 12,36 tonnes de CO2 qui y ont été produites par habitant. En Italie 6,53 tonnes, et en Allemagne 9,23. Pas de quoi être satisfait. Autre exemple? Nous sommes, en Europe, l’un des plus gros consommateurs de plastique. Seul le PET est correctement recyclé, et il ne peut l’être à l’infini. Environ 85% de nos déchets plastiques finissent incinérés et nous contribuons à hauteur de 2 milliards de tonnes aux 45 milliards déversées chaque année dans les océans.

Parallèlement, on trouve en Suisse 245 sociétés inscrites au registre du commerce dans le but de commercialiser du charbon1>La carte suisse du charbon (publiceye.ch), enquête, 07.11.2022.. Nos dirigeants freinent des quatre fers quand il s’agit de sortir du Traité sur la charte de l’énergie. Les SUV sont toujours largement plébiscités et le National vient de voter en faveur de 5,3 milliards de crédits pour élargir les autoroutes, alors que le transport routier est déjà responsable de 37% des émissions de CO2 de notre pays, que le transport ferroviaire est à la traîne et qu’il est inscrit dans la Constitution fédérale que toute velléité de rendre gratuits les transports publics est illégale, interdisant par là même le simple débat au niveau cantonal.

Dois-je poursuivre avec la fast-fashion? La lutte contre les produits à usage unique qui peine tant à décoller? Les subventions fédérales accordées à Proviande pour financer la promotion du secteur alors que santé et réchauffement climatique devraient plutôt inciter nos autorités à accompagner les éleveurs vers une réduction de leur offre? Dois-je rappeler la vie si «douce» pour les lobbyistes? Que vouloir réglementer le sucre donne lieu à des situations indécentes, quand des initiatives sont refusées par le Conseil national tandis que certains élus fédéraux se restaurent aux frais de Coca Cola? Si douce aussi pour l’industrie du tabac, qui use et abuse de son influence au point que durcir les règles en matière de publicité même auprès des jeunes est une gageure? Tout cela au nom de quoi? De la liberté économique.

Protéger la rentabilité des entreprises est nécessaire, mais pas à n’importe quel prix, et essentiellement pour permettre de subvenir aux besoins fondamentaux de chacun, patrons comme employés. Peut-être oublions-nous depuis trop longtemps que les uns comme les autres sont, avant tout, des êtres vivants. La première protection dont ils ont besoin, c’est celle de leur santé et de la nature dont ils dépendent pour survivre.

Quand allons-nous enfin comprendre qu’il est urgent d’inscrire, en Suisse aussi, le «donut»2>www.oxfamfrance.org/actualite/la-theorie-du-donut-une-nouvelle-economie-est-possible/ de l’économiste Kate Raworth au menu? Il est encore trop fréquent de lire que le Conseil fédéral et le Parlement conseillent de rejeter une initiative au motif que celle-ci signifie une «restriction de la liberté économique». Or il ne s’agit pas de restreindre la liberté économique par dogmatisme, mais bien d’accompagner le fonctionnement des activités et la consommation afin que celles-ci puissent se faire en préservant localement la santé publique et, plus largement sans aggraver, quelles que soient les frontières, le changement climatique, la pollution, la destruction de la biodiversité… et donc nos conditions de vie à venir.

L’enjeu est de taille, la tâche complexe, mais c’est bien dans le respect des limites planétaires que nous devons inscrire l’économie du XXIe siècle, afin que celle-ci se remette véritablement au service de l’humain, et non qu’elle contribue toujours plus, au nom d’une liberté mortifère, à péjorer nos chances de bien vivre. Nous ne sommes pas les seuls à devoir accélérer cette transition, c’est vrai, mais nous pouvons faire beaucoup mieux tout en vivant agréablement. La Terre est une «machine» incroyable, définie par un équilibre à la fois extrêmement sophistiqué et fragile: reconnaissons-le et respectons-la enfin.

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