Chroniques

«Citoyen de Genève»

Chroniques aventines

Les éditions Markus Haller ont publié, l’an dernier, la traduction d’une étude d’Helena Rosenblatt intitulée Rousseau et Genève. Du Premier Discours au Contrat social, 1749-1762. Comme le suggère le titre, il s’agit d’interroger la relation des vues de l’écrivain-philosophe au milieu social et historique dans lequel il a évolué. La république calviniste serait-elle l’indispensable substrat de son œuvre, son schibboleth? L’autrice l’assure: «Genève est la clef de la pensée politique de Rousseau.»

Pour vérifier son hypothèse, Rosenblatt commence par brosser le tableau de la Cité de Calvin. De ville d’artisans modestes, Genève devient – au XVIIIe siècle – une place bancaire, cosmopolite et commerçante. L’affairisme et la morgue patriciens ne manquent pas de susciter l’ire des artisans déclassés et la réprobation de certains pasteurs – les ministres de premier plan, régulièrement issus de l’élite, se montrent, toutefois, plus cléments (ainsi Lullin: «Il semble que, de tems en tems, Dieu permette des fortunes éclatantes, comme des monumens élevés à l’honneur de la diligence, afin qu’en les contemplant, on se dise, telle est la récompense du travail & de l’industrie»). Aux dépits social et moral s’ajoute le mécontentement politique: le Conseil général – au sein duquel chaque citoyen et bourgeois avait le droit de voter – voit en effet son rôle décliner sur le plan législatif et notamment fiscal. Forme de club dynastique, le Petit Conseil rogne progressivement la souveraineté populaire.

Ce rappel fait, Rosenblatt relie les attaques du Premier Discours (1750) contre les arts et les sciences à l’attachement de Rousseau aux valeurs traditionnelles genevoises. La contradiction portée aux prétentions du «doux commerce» à polir l’humanité (Mandeville, Hume, etc.), aux théories du ruissèlement se nourrit de l’observation de la corruption morale générée par le luxe à Genève. Sur les bords du Rhône, les vices privés ne semblent pas produire les bénéfices publics promis!

Les positions «contre-culturelles», «archaïques» de Rousseau, sa distance prise avec les philosophes des Lumières tiennent pareillement au fait que «le progrès des Lumières (…) était devenu [à Genève] l’allié de la réaction oligarchique, tandis que l’opposition reprenait à la fois la théologie morale calviniste et le discours du républicanisme classique» indique Rosenblatt s’appuyant, pour l’occasion, sur l’étude d’Herbert Lüthy: La Banque protestante en France, de la Révocation de l’Edit de Nantes à la Révolution (1959-61).

Le traitement réservé par Rousseau aux théories du droit naturel doit lui aussi être relié à l’usage qui en était fait à Genève au même moment. Souvent tenu par l’historiographie européenne pour une force émancipatrice, ce courant d’idées a joué un rôle différent à Genève. Si le patriciat s’en réclame à l’occasion, c’est pour contrer l’exigence de démocratisation du peuple. Le Petit Conseil et ses soutiens s’échinent à dépolitiser la notion de liberté, à la ramener à la seule capacité à s’occuper de ses propres affaires, à la distinguer de la souveraineté, voire même à distinguer la souveraineté et son exercice. «L’incapacité de la multitude» impose, soutient-on dans la ville haute, que la souveraineté soit placée entre «de bonnes mains».

Selon Rousseau au contraire, la volonté personnelle de quelques magistrats ne doit jamais être prise pour la volonté de l’Etat (in Le Discours sur l’Economie politique, 1755). Son Second Discours (celui traitant de l’origine et des fondements de l’inégalité parmi les hommes) pousse l’audace et répond à l’argument de l’inaptitude populaire: «les facultés que [l’Homme] a en puissance ne [doivent] se développer qu’avec les occasions de les exercer.»

Qu’en est-il de la Lettre à d’Alembert (1758)? Sa dénonciation des spectacles tient-elle de la prévention puritaine comme l’entendent certains interprètes? Là encore, le contexte nous éclaire: Rousseau semble réagir à l’instrumentalisation du théâtre qui a cours dans sa cité. Le procureur général Jean Dupan faisait, en effet, valoir à l’époque que «le panis et circenses des Grecs et des Romains [était] la route la plus sûre (…) pour détourner le peuple de la critique du Gouvernement». Par-delà Rousseau, maints bourgeois politisés en sont venus à considérer le théâtre comme «le symbole de ce qu’ils [détestent] le plus dans leur gouvernement».

Enfin, dernière illustration ou plutôt confirmation par Rousseau lui-même. Dans la sixième lettre des Lettres écrites de la montagne (1764), revenant sur son Contrat social (1762), le philosophe nous invite lui-même à ce rapport au réel: «Si je n’avois fait qu’un Système, vous êtes bien sûrs qu’on auroit rien dit. On se fut contenté de reléguer le Contrat social avec la République de Platon, l’Utopie et les Sévarambes dans le pays des chimères. Mais je peignois un objet existant, et l’on vouloit que cet objet changeât de face.»

Ni plate lapalissade ni exotisme creux, la signature «Citoyen de Genève» marque une adhésion à des valeurs républicaines et traditionnelles contre les tendances à l’oligarchisme, à la superfluité et à l’exacerbation des inégalités.

Plus largement et à la condition de ne sombrer pas dans la réduction déterministe, Rousseau et Genève appuie les approches contextuelles – pour ainsi dire matérialistes – des œuvres.

Situer Rousseau ne signifie cependant pas l’enfermer dans son siècle ou dans l’enceinte qui le vit naître mais en garantir l’interprétation et la traduction les plus fidèles afin d’établir leur éventuelle pertinence dans l’abord des défis de notre temps.

Notre chroniqueur est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org)

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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