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Vendre des Audi en Birmanie

On ne change rien, on accélère… Telle est, semble-t-il, la vision du «monde d’après» depuis la fenêtre de l’Union européenne qui, selon Serge Halimi, «s’agrippe à son respect de ‘règles’ à la fois obsolètes et malfaisantes» à coup de nouvelles libéralisations commerciales. Eclairage.
Europe

De la création en 1950 de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) à celle de l’Union européenne, en passant par le traité de Rome et le Marché commun, les architectes de l’Europe ont eu pour ennemis déclarés le protectionnisme et la souveraineté. On ne doit donc pas s’étonner que, même à un moment où l’économie internationale périclite et où le chômage s’envole, l’Union concocte, imperturbable, de nouveaux élargissements (Albanie, Macédoine du Nord) et qu’elle négocie de prochains accords de libre-échange (Mexique, Vietnam). Le Royaume-Uni a claqué la porte? Eh bien, les Balkans arrivent. Et demain s’il le faut, ce sera bonjour l’Ukraine!

Nul ne peut convaincre un forcené d’agir contre sa nature. Or l’Europe a l’obsession de construire un grand marché. Sans frontières, droits de douane ou subventions. Faute de nouvelles libéralisations commerciales, elle tomberait en effet par terre. C’est ce qu’on appelle la «théorie de la bicyclette»: on doit pédaler vers davantage d’intégration, ou c’est la chute. Le monde dont rêve Bruxelles ressemble depuis longtemps à une énorme flaque d’huile bien lisse sur laquelle des cargos de marchandises glissent au son de l’Hymne à la joie.

Ecoutons par exemple M. Phil Hogan, actuel commissaire européen au commerce. En pleine crise du coronavirus, alors que la plupart des habitants de l’Union vivaient encore confinés, que les tensions sino-américaines s’envenimaient et que Washington transgressait en s’esclaffant la plupart des «règles» du commerce auxquelles les Etats-Unis avaient souscrit, on attendait ses réflexions sur la mondialisation. Elles se résument ainsi: on ne change rien, on accélère. Quelques entreprises sanitaires seront relocalisées sur le Vieux Continent, comment faire autrement? «Mais il s’agit là d’une exception », nous avertit M. Hogan1>«L’Union européenne doit rester ouverte sur le monde», Le Monde, 8 mai 2020.. Et, s’adressant à ceux qui parlent de circuits courts, de décroissance, il prévient: «En 2040, 50% de la population mondiale vivra à moins de cinq heures de la Birmanie. (…) Il me semble évident que les entreprises européennes ne voudront pas se priver de cette manne d’activité. Ce serait complètement idiot.» Il sait d’ailleurs déjà à quoi il emploiera les prochains mois: «Nous devons approfondir nos accords de libre-échange existants – on en a avec quelque soixante-dix pays – et chercher à en contracter d’autres.»

En ce moment, les intellectuels graphomanes et la Toile fourmillent de projets relatifs au «monde d’après». Ils sont poétiques, polyphoniques, bienveillants, complexes, solidaires, et beaucoup d’autres jolies choses. Ils resteront cependant aussi verbeux qu’inutiles tant qu’ils ne s’en prendront pas à l’architecture même d’une Union européenne devenue au fil des décennies une «mondialisation en miniature2>Cf. Henry Farrell, «A most lonely union», Foreign Policy, Washington, DC, 3 avril 2020.». Les normes commerciales qu’elle a rêvé d’imposer à la planète entière en raison de la taille de son marché ont beau voler en éclats sous ses yeux effarés, elle s’agrippe à son respect de «règles» à la fois obsolètes et malfaisantes. Car vendre des Audi à la Birmanie demeure le seul idéal qu’elle nourrit, l’unique projet de civilisation qu’elle aura su associer à son nom.

Notes[+]

Article paru dans Le Monde diplomatique de mai 2020.

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