Agora

Ne pas sous-estimer les préoccupations russes

Dans l’actuel contexte de crise russo-occidentale aux relents de guerre froide, Jérôme Gygax revient sur les événements de l’automne 1983 et les craintes de conflit nucléaire qu’ils ont pu susciter. Si, selon l’historien et docteur en relations internationales, Moscou est coutumière des démonstrations de force, on ne saurait négliger «le sentiment d’insécurité induit par la posture militaire des Etats-Unis dans le contexte régional post-guerre froide».
Europe

Les tensions actuelles aux frontières de l’Ukraine rappellent que ce n’est pas la première fois que la Russie, se sentant menacée à ses frontières, réagit en brandissant l’usage de la force afin de régler le problème. Si la situation actuelle laisse penser que Moscou agit en agresseur, le sentiment d’insécurité induit par la posture militaire des Etats-Unis dans le contexte régional post-guerre froide ne doit pas être sous-estimé et ce, depuis que Washington a décidé en 2008 d’étendre son bouclier antimissile à la Pologne et à la Roumanie, en faisant un pied de nez à Moscou. En 1983, lors de la présidence Reagan (1981-1988), la conduite d’exercices militaires de l’OTAN aux frontières de la Russie suivait un scénario devenu familier, selon lequel Moscou faisait intervenir son armée en réponse à l’intégration d’un pays de sa zone d’influence au sein de l’organisation de l’OTAN. Il s’agissait de la Yougoslavie. Cette crise initiale devait enclencher une riposte militaire généralisée, transformant l’Europe en champ de bataille. Ces exercices militaires, qui prirent place en novembre 1983 sous le nom «Able Archer 83», constituaient la phase finale d’un vaste ensemble de manœuvres, appelé «Autumn Forge 83», initié le 9 août.

Les archives étasuniennes déclassifiées du centre des National Security Archives, à Washington, ont donné lieu à une publication de documents présentés par l’historien Nate Jones en 2016 dans un ouvrage sous-titré «L’histoire secrète de l’exercice de l’OTAN qui faillit déclencher une guerre nucléaire». Les documents révèlent ainsi non seulement comment les Soviétiques prirent au sérieux une attaque nucléaire préventive contre eux, mais aussi de quelle façon le président des Etats-Unis de l’époque, Ronald Reagan, exprima par la suite un grand dépit face à l’attitude de ses cadres militaires (Joint Chief, JCS), qui entretenaient l’illusion d’une victoire militaire par l’usage de l’arme nucléaire1>Nate Jones (ed), Able Archer 83, the Secret History of the Nato exercise that almost triggered Nuclear War, A National Security Archive Book, New York, The New Press, 2016..

Sitôt après son accession à la présidence et la tentative d’attentat à sa vie le 30 mars 1981, Ronald Reagan reçut une lettre du premier secrétaire soviétique, Léonid Brejnev, qui entendait ouvrir et entretenir une désescalade entre les deux pays2>Lettre de Brejnev à Reagan, 24 avril 1981, Ronald Reagan Presidential Library, Executive Secretariat, NSC: Head of State file, box 38, ID 8190198. Dans sa réponse écrite, le président Reagan ne fermait pas la porte, alors qu’au même moment son secrétaire d’Etat, Alexander Haig, dénonçait dans un courrier officiel les tentatives de l’URSS «de gagner la supériorité militaire de façon unilatérale dans diverses régions du globe»3>Raymond Garthoff, The Great American Transition: American-Soviet Relations and the End of the Cold War, Washington DC, Brookings, 1994, p. 46.. Les diplomates soviétiques qualifiaient alors de «stratégie bizarre» le fait que Washington souffle le chaud et le froid tout en menaçant Moscou dans le cadre d’une nouvelle «croisade pour la liberté». Selon l’historien Nate Jones qui a publié ces documents déclassifiés, les Soviétiques étaient alors prêts à négocier de bonne foi une désescalade dans la guerre froide4>Nate Jones, op. cit., p. 15..

Ce que montrent ces archives et qui est significatif pour nous aujourd’hui, c’est que Moscou craignait depuis le printemps 1981 que Washington puisse attaquer le territoire soviétique de façon préventive au moyen d’un prétexte. Le Kremlin avait décidé une opération de renseignement (code RYaN) visant à prévenir ce scénario du pire. Les directives nationales de sécurité étasuniennes du mois de mars 1983 – notamment la NSDD-85 du 25 mars qui prévoyait le déploiement d’un «bouclier de défense spatial» (SDI) – avaient, selon ces archives, montré aux yeux des Soviétiques la caducité des traités de limitation des armes nucléaires, les conduisant à se retirer des négociations bilatérales sur la réduction des armes stratégiques (START) le 23 novembre suivant. En 1983, le déploiement par les Etats-Unis de missiles Gryphon et Pershing II en Europe, d’une portée de 2500 km, représentait selon le futur secrétaire général du parti communiste Mikhaïl Gorbatchev «un pistolet pointé sur notre tempe»5>«Gorbachev’s Instructions to the Reykjavik Preparation Group», 4 octobre 1986, cité par Nate Jones, op. cit., p. 10.. Ronald Reagan confiait dans son journal du 6 avril 1983 que les tentatives diplomatiques tournées vers les Soviétiques étaient bloquées par son Conseil national de sécurité et l’état-major6>Nate Jones, op. cit., p. 27..

Entre les 7 et 11 novembre 1983, les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN s’étaient ainsi livrés à un exercice à haut risque et de large envergure sous la conduite du commandement des Etats-Unis. L’ensemble des phases du jeu de guerre virtuel Autumn Forge 83 déployé entre l’été et l’automne 1983 était calqué sur le théâtre des opérations réel et impliquait des mesures de leurres et d’opérations psychologiques pouvant servir à tromper l’URSS sur l’existence de vraies attaques. Selon les documents déclassifiés, le commandement soviétique pensait alors réellement que les Etats-Unis se servaient d’une telle couverture afin de conduire leurs frappes nucléaires. Un rapport du Conseil consultatif du renseignement étranger de la Maison-Blanche (PFIAB) de 1990 établissait rétroactivement que «les dirigeants militaires soviétiques avaient été très préoccupés par le fait que les Etats-Unis puissent utiliser l’exercice comme couverture pour une attaque réelle»7>President’s Foreign Intelligence Advisory Board, «The Soviet ‘War Scare’», 15 février 1990, Top Secret Umra Gamma Wnintel, Noforn Nocontract Orcon, George H. W. Bush Presidential Library.

Les éléments connus aujourd’hui des historiens suggèrent, comme l’explique Nate Jones, qu’Able Archer 83 dissimulait sciemment aux alliés de l’OTAN la réalité et les dangers nucléaires associés à leurs propres manœuvres au sein de cet exercice8>Nate Jones, op. cit. p. 43.. Les composantes secrètes de ce plan n’étaient ainsi pas connues des alliés des Etats-Unis9>Ibid., p. 26.. Ceci était le cas notamment du programme «Canopy Wing», qui permettait au Pentagone de bloquer les transmissions radio des Soviétiques, ce qui les aurait rendus incapables de conduire leurs représailles. Le célèbre lanceur d’alerte et ancien collaborateur du Pentagone Daniel Ellsberg a, dans son ouvrage The Doomsday Machine (2017), révélé de quelle façon, au sein du Pentagone, les généraux étasuniens tablaient depuis le milieu des années 1960 sur les pertes probables de près de 600 millions de victimes, principalement des civils, sans compter les retombées et les feux associés à cette apocalypse nucléaire10>Daniel Ellsberg, The Doomsday Machine, confessions of a nuclear war planner, London, Bloomsbury, 2017, p. 138.. Le choc, selon Ellsberg, était que les membres de l’état-major étaient parfaitement prêts à accepter ce chiffre11>Ibid., p. 140..

Trente années plus tôt, au début de la guerre froide, Raymond B. Allen, directeur de l’agence américaine responsable de la guerre psychologique contre l’URSS (Psychological Strategy Board), exprimait l’idée que le comportement de l’URSS était dicté par un sens de la vulnérabilité plutôt que de la force12>Memo du PSB, conference entre M. Leo Pasvolsky, Brookings Institute, et Dr. Raymond B. Allen et George A. Taylor, 10 janvier 1952, in PSB Box 9, Folder 091 Russia, Truman Library, Independence MO.. Un constat sans doute aussi pertinent après la chute de l’Union soviétique.

Ronald Reagan exprima de vives inquiétudes sur la tournure qu’avaient prise les événements de l’automne 1983 et s’engagea à ne plus répéter ce type de provocations – au grand dam de certains de ses conseillers militaires. Ces archives nous montrent qu’il ne faut pas sous-estimer les facteurs induits par les manœuvres de l’OTAN dans les pays voisins de la frontière russe et le fait que la Russie puisse exprimer des préoccupations quant à la nature et la portée du renforcement de la présence militaire étasunienne dans sa périphérie et quant à la menace potentielle à sa sécurité que représentent de telles manœuvres.

Notes[+]

Jérôme Gygaz est PhD et chercheur associé à la Fondation Pierre du Bois pour l’histoire du temps présent.

Opinions Agora Jérôme Gygax Europe

Connexion