Résister pratiquement à l’inéluctable
Parmi tant de colosses qui ont fait date dans la pensée occidentale, retenons arbitrairement trois noms. Tout d’abord, René Descartes et sa formule fameuse «Je pense donc je suis». Plus tard, Auguste Kant nous a légué une autre idée phare: la raison est la source de tout. Enfin, plus près de nous, Auguste Comte, fondateur du positivisme, affirme que ce qui est vrai est vrai seulement si la chose en question est vérifiable objectivement, scientifiquement. Remarquons très brièvement que pour ces trois philosophes, la pensée prime sur le corps, et aujourd’hui encore, chacun et chacune peut mesurer le poids de cette pensée normative qui agit sur nos épaules. Ce poids traverse la société et ses institutions, ainsi que les individus. De cette manière, le tout a l’air de tenir; en tous les cas, c’est une constante des discours dominants, même si le nombre de personnes laissées pour compte matériellement ou existentiellement ne fait que croître.
Prenons maintenant trois faits édifiants: tout d’abord, le féminicide, mais aussi la misogynie, le machisme et l’homophobie, non seulement persistent socialement, mais ils sont bien incrustés dans nos institutions, et cela depuis le sommet des hiérarchies. Ensuite, les personnes âgées, dont les conditions de vie dans certains EMS – qui ressemblent parfois à des antichambres de la mort car ils n’ont jamais été ni vus ni pensés comme de véritables lieux de vie et comme des espaces de production de celle-ci – sont un exemple frappant de la manière dont on se «représente», ou dont on perçoit la vie, l’existence quotidienne, individuelle et collective, la famille dans la durée. Enfin, les personnes souffrant d’affections psychiques chroniques sont stigmatisées quotidiennement dans l’indifférence générale, et vivent parfois confinées à Genève dans des chambres d’hôtels, dans la plus paroxystique solitude. Penser des espaces de vie qui soient en étroite résonance avec leurs singularités existentielles réclamerait un important travail de déconstruction des clichés de la «folie», des clichés qui sont trop souvent partagés par les professionnel-le-s de la santé eux-mêmes.
Pour briser cet autisme social existant, mais aussi cette paralysie réactive et cette myopie qui nous asservit, il faut cesser de percevoir notre existence comme isolée de son contexte, un «Moi-Je» coupé de son corps. Le «je» ou le «moi», l’«inconscient» ou la «subjectivité» ne tombent pas du ciel. Ils sont liés – bon gré, mal gré – au proche comme au lointain. Ils sont le produit d’un milieu qui évolue et se transforme. Ce milieu agit sur nous et nous agissons sur lui. On peut en prendre soin, l’embellir écologiquement, le rendre vivable et respirable. Mais aussi en croyant faire le mieux, nous pouvons le détruire, le rendre toxique et pathogène, source de maladies.
Le confinement nous a montré que nous pouvons tantôt périr d’ennui, tantôt le vivre comme une possibilité, comme un acte fort de résistance face à l’aliénation mentale et sociale qu’il a provoquée. Face au virus, personne n’a la bonne réponse. Dans ce cas, les meilleures réponses se trouvent au «milieu». Ici s’ouvre une opportunité unique, inédite, pour qu’à l’intérieur des contraintes de «distanciation sociale», se concrétise une fine, réfléchie et résolue recherche d’initiative, de découverte de ses propres possibilités et ressources, et de création. Cette quête de désaliénation sociale et mentale doit, ici et maintenant, prendre une forme émancipatrice, se concrétiser dans une myriade de gestes simples, d’actes de résistance et d’accomplissements quotidiens innovants, afin que cet effort de liberté puisse prendre une forme collective.
Notre invité est le fondateur du centre Le Dracar à Genève.