Contrechamp

La «capabilité» ou le pouvoir d’agir

Les personnes en situation de vulnérabilité ont-elles la liberté réelle de mener une vie qui a de la valeur à leurs yeux? Le professeur Jean-Michel Bonvin s’est penché sur la problématique à partir du concept de la «capabilité», dans le cadre du congrès du Graap en mai dernier. Il en ressort que, même fragilisé, un individu doit être reconnu comme sujet et acteur.
Psychosocial

Professeur en politiques sociales et vulnérabilités à l’Institut de démographie et de socio-économie de l’Université de Genève, Jean-Michel Bonvin est un spécialiste des problématiques liées à la vulnérabilité. Sa présence dans le cadre du Congrès du Graap-Fondation intitulé «Tous vulnérables!» était donc incontournable. Dans sa conférence «Changer de perspectives: le développement des capabilités», le professeur Bonvin a détaillé le concept de «capabilité» qui permet une analyse critique des politiques sociales et qui interroge leur finalité.

Différents chercheurs se sont saisis du concept. La définition de l’économiste indien Amartya Sen, Prix Nobel d’économie en 1998, est la plus appropriée pour parler des recherches menées par le professeur Bonvin: «La capabilité est la liberté réelle de mener une vie que nous avons des raisons de valoriser». Pour faire le lien avec les personnes vulnérables, le professeur Bonvin a posé la problématique concrètement: «Un chômeur a-t-il plus de libertés réelles de mener une vie qui a de la valeur à ses yeux après avoir suivi un programme proposé par un ORP?» La question peut s’appliquer aux bénéficiaires des programmes de l’aide sociale, de l’AI, etc.

En préambule, le professeur a défini ce qu’est la liberté réelle, c’est-à-dire celle dont on jouit, concrètement, dans la vie au quotidien, qui se démarque de la liberté formelle qui, elle, est inscrite sur le papier mais ne se traduit pas dans la réalité.

Plusieurs conditions sont nécessaires à l’exercice de la liberté réelle. Premièrement, il faut avoir le pouvoir d’agir de manière autonome, c’est-à-dire disposer des moyens permettant de mener une existence autonome et qui ait de la valeur à nos yeux. Si nous souhaitons déployer telle ou telle activité mais que nous n’avons pas les moyens matériels ou les compétences pour le faire, ou que l’environnement social nous stigmatise et nous interdit de le faire, alors notre liberté réelle est entravée.

Trois dimensions sont essentielles à cet égard. Il s’agit d’abord de disposer de moyens d’existence suffisants. Une personne sans revenu ou avec des prestations sociales très modestes se voit souvent contrainte d’accepter n’importe quel job, préoccupée d’abord par sa survie, et non pas par la valeur ou le sens du travail qu’elle effectue. Ainsi, l’accès à des prestations financières adéquates et à un niveau de vie décent est une condition sine qua non de la liberté réelle; à défaut, il faudra avant tout gérer l’urgence d’un quotidien difficile.

Ensuite, l’individu doit avoir des capacités, des compétences, une formation suffisantes pour pouvoir aspirer à tel ou tel emploi. Il s’agit donc de mettre en place des programmes assurant le développement de ces compétences. Mais cela ne suffit pas encore: la confiance en soi, l’estime de soi, etc., sont des moteurs essentiels. Sans eux, il est difficile de se projeter dans l’avenir, non pas parce qu’on en est incapable, mais parce qu’on se perçoit comme incapable, parce qu’on ne se fait pas confiance: «Certains sont ainsi tellement cabossés par la vie qu’il leur est impossible de se projeter dans l’avenir», a relevé Jean-Michel Bonvin. Enfin, le sociologue genevois s’est longuement attardé sur la troisième dimension, primordiale: celle du contexte qui entraîne une multitude d’interrogations.

Une place dans la société

La question est de savoir si la société donne réellement une place à tout le monde, et de quelle valeur. «Donner une occupation précaire – mal rémunérée, peu intéressante, etc. – aux personnes vulnérables, pour faire en sorte qu’elles ne menacent pas la paix sociale, est une chose. Leur offrir une place qui a de la valeur à leurs yeux et où elles pourront se réaliser en est une autre», explicite le professeur Bonvin.

L’environnement social est un paramètre essentiel de la liberté réelle: si celui-ci est stigmatisant ou dénigrant à l’égard de certaines catégories de personnes, alors leur liberté réelle sera très réduite; si, au contraire, l’environnement accueille la différence sans la stigmatiser et lui reconnaît une place socialement valorisée, alors la liberté réelle des personnes vulnérables peut se déployer avec plus d’amplitude. Dans un tel contexte, le développement des capabilités n’est plus un privilège de nantis, mais une opportunité mise à disposition de tous les membres de la société, quels que soient leur sexe, leur condition physique ou psychique, leur nationalité, etc.

C’est dans ce cadre qu’il faut envisager l’action des entreprises et se demander si (et comment) elles peuvent devenir des partenaires prêts à accueillir des personnes moins productives et à favoriser le développement de leurs capabilités. Peut-être faut-il les contraindre à le faire, en introduisant une politique de quotas, ce à quoi la Suisse a toujours été réfractaire? Si l’on estime que la solution de l’intégration et du développement des capabilités passe par l’entreprise, cela implique des exigences de productivité adaptées aux capacités de la personne vulnérable, sans quoi elle risque d’être rapidement mise en échec.

Liberté de choix

Mais peut-être faut-il envisager d’autres moyens de rendre le contexte plus accueillant pour les personnes vulnérables, en favorisant par exemple la création d’entreprises moins obnubilées par la compétitivité et le chiffre d’affaires. Le défi consisterait alors à valoriser ce type d’insertion et à lui donner une place et une utilité sociale reconnues. Bref, c’est une question complexe à laquelle il n’y a pas de réponse simple. «La question du contexte est celle qui pose le plus de problèmes et de défis en termes de capabilités», résume l’intervenant.

Ensuite, augmenter les capabilités passe par la reconnaissance de la liberté de choix des personnes vulnérables. Ces dernières doivent être parties prenantes des programmes mis en place pour elles. Leur voix doit être entendue et prise en compte, elle doit faire une différence, que ce soit au niveau de l’élaboration des politiques (dans les parlements ou les instances compétentes) ou à celui de leur application (dans les relations avec les administrations publiques ou avec les acteurs de terrain).

Les personnes vulnérables ont un savoir propre à propos de leur situation. Ce savoir doit être partie prenante des interventions, afin de garantir leur adéquation avec les circonstances de vie des personnes vulnérables. Même fragilisé, un individu ne doit pas être cantonné dans une position d’objet des politiques publiques ou des interventions sociales, il doit être reconnu comme sujet et acteur.

L’approche par les capabilités exige une combinaison de ces deux versants: le développement du pouvoir d’agir et la reconnaissance de la liberté de choix. Le respect des personnes vulnérables exige la prise en compte de ces deux composantes.

* En collaboration avec Jean-Michel Bonvin. Article paru dans Diagonales n° 119, sept.-oct. 2017, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (Graap), www.graap.ch

Opinions Contrechamp Marie-Françoise Macchi Psychosocial

Connexion