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Grippe promenée conduit souvent au cimetière

Fort de son expérience de médecin praticien, le Dr Francis Heckel  livrait en 1918 ses observations sur la pandémie grippale, dite «grippe espagnole», dans les colonnes d’un hebdomadaire français. Le philosophe François de Bernard explore cette matière, riche de thématiques analogues à celles qui nous occupent aujourd’hui.  
Grippe promenée conduit souvent au cimetière
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Pandémie

«A son début une grippe promenée conduit souvent au cimetière.» Tel est l’un des constats du Dr Francis Heckel1>Francis Heckel (1872-19–), médecin français, spécialiste des maladies de la nutrition, surtout connu pour ses études centrées sur l’obésité (1911, 1920, 1939), la culture physique (1913), mais aussi la «névrose d’angoisse» (1917). dans l’un des trois longs articles qu’il publie dans l’hebdomadaire L’Illustration2>Supplément hebdo du quotidien Le Petit Journal (1843-1944). Son site web contemporain, qui en réactive la mémoire, déclare: «Premier hebdomadaire français, le titre s’impose également à l’international devant ses concurrents anglo-saxons. L’Illustration devient la voix de la France dans le monde et le premier média international.» Le tirage est de 650 000 exemplaires en 1929, chiffre considérable pour l’époque. (éditions des 19 octobre, 2 et 9 novembre 19183>«La Grippe, son traitement préventif, prophylactique et abortif» (19 octobre 1918, n°3946, extraits d’une communication à la Société de Thérapeutique de Paris le 9 octobre); «La Grippe épidémique» (2 novembre 1918, n°3948); et «Nouvelles observations sur la grippe actuelle» (9 novembre 1918, n°3949). Toutes les citations ici reproduites proviennent de ces trois articles.). Cet argument, qui peut résonner de manière étrangement poétique sous une plume médicale, est une invitation à lire attentivement les observations et conclusions formulées par ce praticien précurseur à propos de ladite «grippe espagnole»4>Grippe de type A (H1N1) qui ne venait pas d’Espagne, mais sans doute déjà de Chine… via les Etats-Unis, et dont la transmission fut favorisée par les transferts de soldats de la Grande Guerre., dont on commençait avec peine à mesurer l’ampleur du bilan – de 30 à 100 millions de morts, selon les estimations actuelles.

Le Dr Heckel, au fil de ses trois contributions, où il semble avoir toujours plus de difficulté à masquer sa préoccupation de n’être pas entendu du «gouvernement» comme de la «masse du public», aborde toute une série de problématiques qui sont… exactement celles qui nous interrogent ici et maintenant. En premier lieu, la nécessité de l’«isolement», mot plus sobre de la langue française et moins ridicule que les actuels «confinement» et «distanciation sociale» (nouvel oxymore de la pensée magique).

Ensuite, Heckel se soucie beaucoup de prophylaxie en général, et de port du masque en particulier. A cet égard, son vécu de l’hôpital et des traitements à domicile l’amène à énoncer nombre de mises en garde et précautions thérapeutiques qui ont très peu vieilli… En outre, le praticien ne se dérobe nullement sur la question des traitements possibles et expérimentés, tant par lui-même que par ses pairs.

Enfin, il dégage de cette expérience éprouvante du terrain d’une épidémie affrontée au quotidien quelques conclusions simples et profondes, qui méritent d’être mûries sereinement au cœur d’un présent obnubilé par les urgences au point d’en avoir fait une série télévisée vedette.

Les vertus de l’isolement

A propos de l’«isolement» donc, le Dr Heckel décline la conviction de son caractère incontournable. Par exemple, lorsqu’il émet ce jugement empirique: «Si, dès le premier cas produit dans une famille jusque-là indemne, l’isolement est méthodiquement observé, s’il ne s’approche des malades que des personnes isolées par le port des masques, bonnets, gants et blouses, régulièrement désinfectés après chaque contact (…) on constate toujours la limitation stricte à ce premier cas.»

Grippe promenée conduit souvent au cimetière 1
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Mais le verdict devient encore plus péremptoire lorsqu’il généralise son argument en le fondant sur l’observation de nombreux cas: «Une grippe traitée dès le début à la chambre et au lit a toutes les chances de rester bénigne. L’examen rétrospectif des cas graves prouve bien qu’à leur origine le malade avait promené sa grippe pendant sa phase d’incubation et jusqu’aux symptômes incontestables: fièvre, toux profonde, douleurs thoraciques, fatigue marquée, etc. Ces façons de négligence sont celles des gens qui ne ‘s’écoutent pas’. Or, en cette matière, il ne s’agit pas d’attitudes, mais d’éviter une maladie grave, parfois mortelle, et des contagions de voisinage qui peuvent décimer une famille, un village, parfois toute une population.»

Et il enfonce le clou sans concession en martelant: «…le danger que fait courir, à chacun de ceux qui sont restés indemnes dans une population, toute personne atteinte, qui, dès le début de l’infection, ne se soigne pas et ne s’isole pas par incurie, ignorance ou témérité.»

Du grain à moudre pour les exemplaires Johnson, Bolsonaro et Trump (liste non exhaustive), qui auront tous l’opportunité de justifier devant la postérité de la sagesse de leurs postures initiales.

Du port du masque

Cette problématique de l’isolement est naturellement associée par Heckel à ses autres inquiétudes concernant la prophylaxie et le port du masque.

Sur la prophylaxie, qui semble avoir été incroyablement retardataire en cette fin 2019 et ce début 2020, il est précieux de lire son avertissement séculaire: «Entre autres conditions, l’ignorance et la légèreté de la masse du public, l’incompréhension des nécessités d’isolement de prophylaxie, prolongent depuis près de six mois5>L’épidémie avait démarré au printemps 1918, mais, conséquence collatérale de la guerre et de la censure, fut ignorée trop longtemps du «public». une épidémie dont la durée habituelle ne dépasse pas six semaines.»

Notons à cet égard que même si les informations en provenance de Wuhan devaient être considérées comme crédibles, nous en serions aussi à près de six mois!

Sur le port du masque en particulier, il serait aisé d’ironiser, mais son admonition d’un temps éloigné où l’on s’en souciait déjà pourrait nous alerter, si par extraordinaire nous étions frappés d’humilité: «Le masque de gaze a pour but de préserver contre la toux et l’haleine, contenant des particules salivaires ou des sécrétions bronchiques hautement contagieuses. Il sera porté par tout malade, dès le début, et surtout par le personnel soignant, ou par les membres de la famille (…) Il sera fait de gaze pliée en six ou huit doubles, et aura 10 à 15 cm de côté. Il sera suspendu de façon à cacher la moitié inférieure du nez, des narines, et de la bouche et, à l’aide d’un lien, attaché derrière la tête (…) La garantie contre la contagion, apportée par le masque, semble considérable, car il a suffi à éviter la grippe à des personnes qui pendant plusieurs jours n’ont pas abandonné la chambre du patient.»

Et ce, pourrait-on ajouter, malgré la rusticité imaginable des masques de 1918.

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Mais, sur ce point, Heckel dégaine une autre munition qui a dû faire grincer bien des dents mandarinales de son époque… Il affirme en effet que le malade diagnostiqué «doit aussitôt s’isoler par le port du masque, qu’adoptera en même temps son entourage. La peste pneumonique de Mandchourie, en 1890, n’a pas tué un seul médecin japonais parce que tous portaient strictement des masques de gaze, tandis qu’elle décimait les médecins français et russes qui, par une fâcheuse témérité, n’en voulurent point mettre».

Constat aussi incorrect qu’il est imparable.

Complications médicales…

Concernant les thérapies alors expérimentées, auxquelles il consacre une bonne part de ses articles, le Dr Heckel distingue bien entendu les cas de «grippe légère» (dont il recommande vivement de se méfier) et les «complications graves», en particulier l’œdème, la congestion pulmonaire et la broncho-pneumonie.

Les premiers, souligne-t-il, ne doivent surtout pas être traités avec désinvolture: «Une grippe légère évolue très souvent, au point de vue fébrile, en deux poussées successives, l’une de trois, l’autre de deux jours, ou phase de rémission. C’est seulement après la terminaison de cette deuxième poussée fébrile que le grippé peut croire à la fin de sa maladie. Et cependant, à ce moment précis (…) l’on voit encore se produire des complications de divers ordres et souvent graves, suivant la nature des imprudences commises: alimentation trop abondante, sortie trop précoce, reprise de la vie coutumière, travail, fatigue, etc.»

Quant aux complications, œdème et broncho-pneumonie en particulier, le Dr Heckel les décrit avec une efficacité pédagogique dont pourraient s’inspirer les médiateurs officiels sur le Covid 19, trop pudiques à défaut d’être trop techniques. Citation:

«L’œdème pulmonaire, complication la plus redoutable par la rapidité avec laquelle elle peut menacer la vie du patient – parfois en quelques heures – est, dans la grippe (…) une poussée de congestion menaçant de submerger l’organe tout entier en faisant disparaître la fonction respiratoire. Aussitôt son apparition, c’est l’asphyxie imminente. Elle s’annonce, vers le troisième ou le quatrième jour de la grippe, par une poussée préalable de température avec une petite toux sèche, quinteuse, continue, et l’émission d’une mousse rosée.»

… et thérapies expérimentales

Quant aux traitements utilisés, on laissera ici de côté le détail du débat abordé par le Dr Heckel sur les options thérapeutiques6>Rappelons la «panoplie» alors déployée. Pour les antiseptiques externes: menthol, eucalyptus, phénol et acide salicylique. Comme antiseptiques internes: arsenic, argent et or colloïdaux. En immunothérapie: sérums humains et animaux, et vaccins (antipneumococcique, streptocoque, bacille de Pfeiffer, staphylocoque doré…). Pour le traitement symptomatique, des stimulants: strychnine, adrénaline, huile de camphre, caféine, digitaline; des antipyrétiques: quinine, aspirine; des saignées (anticongestives). Enfin, abcès de fixation et injections sous-cutanées d’oxygène.. Soulignons toutefois qu’en l’état des connaissances, recherches, techniques et moyens de son époque, il ne craint pas de s’exposer au jugement des siens en faisant valoir des propositions pas forcément mainstream. Ainsi, lorsqu’il affirme : «La fièvre sera combattue par la cryogénine7>C’est-à-dire le phénylsemicarbazide, découvert par Auguste Lumière, inventeur du cinématographe également passionné de pharmacologie… (…) Si les douleurs sont vives, on y ajoutera de l’aspirine (…) l’association de ces deux médicaments étant plus active.»

Mais aussi lorsqu’il se concentre sur les plus sérieuses complications: «La pneumonie et la congestion pulmonaire, souvent doubles (…) bénéficient des mêmes traitements, et d’autant plus qu’elles se rencontrent en association aggravante dans la grippe. Contre elles, j’ai utilisé avec avantage et souvent avec la saignée, l’abcès artificiel de fixation, créé par l’injection sous-cutanée de 1 ou 2 centimètres de térébenthine, et qui semble agir, entre autres effets, en fixant ailleurs la congestion inflammatoire du poumon.»

Cette revendication peut certes faire frémir les fans de Molière, mais il n’est pas inutile de la confronter à une observation successive rapportée dans le dernier article du Dr Heckel: «Le Dr Alfred Martinet est comme moi si pénétré de la valeur de cette thérapeutique qu’il emploie la saignée systématique dans presque tous les cas, et, sur 180 grippes graves de son hôpital, n’a pas eu à regretter une perte.»

Il se préoccupe bien sûr aussi des antithermiques, dont la quinine et d’autres remèdes qui n’ont pas encore renoncé à prouver leur efficacité, même discutée: «Le reste de la médication, dans ces graves accidents doit viser l’abaissement de la température qui s’obtient à la fois par les antithermiques: cryogénine, quinine, citrophène, etc., les enveloppements froids, les grands lavements frais gardés longtemps, la compresse froide ou la glace à demeure sur le cœur ; par les toniques cardiaques pris par la bouche, tels que la digitale, la caféine, ou enfin par les injections sous-cutanées d’huile camphrée.»

Il formule également des préceptes qu’il ne serait sans doute pas déplacé de raviver aujourd’hui, tel celui-ci, centré sur certaines conséquences parentes de la maladie «sournoise»: «La grippe infectieuse laisse après elle des troubles digestifs tenaces et des névroses diverses: la neurasthénie, l’anxiété, qui peuvent persister si le patient fait une convalescence insuffisamment prolongée.»

Agir rapidement…

A l’heure du triomphe des fake news, des déclarations politiques aussi tonitruantes que létales, de la confusion générale sur les méthodes de lutte et le diagnostic de la crise du Covid 19, méditer les conclusions de l’expérimentation centenaire du Dr Heckel ne saurait être superflu.

Tout d’abord, cette objurgation adressée au lecteur dès son premier article: «Il est du devoir de chacun (…) de s’astreindre aux mesures efficaces de préservation qui, appliquées consciencieusement et avec foi, enrayeraient l’épidémie en un temps très court.»

Ensuite, cette forte conviction qu’il réitère dans son troisième article: «Dès la phase fébrile et avant les troubles pulmonaires, sans attendre leur attaque imminente, il faut engager une lutte de tous les instants et parer par anticipation aux événements qui vont se succéder sans répit jusqu’à la guérison… ou jusqu’au désastre si l’on n’agit pas ainsi.» Soit, en substance, ce que n’ont cessé de réclamer depuis de longues semaines le professeur Raoult et nombre de ses confrères.

Puis, cet autre coup de marteau: «…Si l’attaque microbienne est subite, puissante et redoutable, nos moyens d’action, s’ils sont aux mains d’un médecin résolu et attentif, ne leur cèdent pas en énergie et en efficacité, mais à la condition essentielle d’être employés d’une façon précoce. Aussi faut-il chercher sans cesse à gagner du temps sur la marche de la maladie, en quelque sorte la précéder et non la suivre, et, pourrait-on dire en termes militaires, la manœuvrer et ne pas lui laisser l’initiative.»

Il est vrai que ces remarques sont publiées le 9 novembre 1918, soit deux jours avant l’Armistice!

… et en amont

Mais Heckel ne se lasse pas de répéter son credo fondamental dans la lutte sans merci à mener par chacun: «Il est donc essentiel d’appliquer pendant tout le cours de la maladie un traitement qu’on pourrait appeler précessif, c’est-à-dire précédant les événements au lieu de les suivre comme dans la méthode expectative classique. Il est tardif, par exemple, de n’aider le cœur que lorsqu’il peine (…) ou encore d’hésiter à faire de bonne heure l’abcès artificiel de fixation qui enraye si souvent l’infection. Lorsqu’on prend en mains des malades déjà évolués et dont la situation est compromise, on s’aperçoit qu’ils sont justement ceux chez qui le traitement a été sans cesse appliqué tardivement et comme à regret, les familles et le médecin n’agissant pour ainsi dire que la main forcée par les événements.»

Enfin, il n’évite pas à ses lecteurs ce diagnostic désabusé qui retentit lourdement aujourd’hui, a fortiori si l’on considère qu’il était formulé dans le contexte de pays ravagés par quatre années d’une (véritable!) guerre sans équivalent antérieur, laissant exsangue les systèmes de santé d’alors: «S’il est vrai que la mortalité a été trop grande dans l’épidémie actuelle, c’est surtout dans les hôpitaux débordés par l’abondance des malades, par la pénurie et le surmenage d’un personnel fortement touché par la contagion. Dans les familles, au contraire, les malades bien suivis et vigoureusement aidés pendant la première semaine guérissent presque toujours; et, parmi ceux qui disparaissent, la grande majorité paye une inconcevable insouciance et des imprudences de début, particulièrement celle d’avoir promené leur grippe jusqu’au moment où elle les terrasse.»

A bon entendeur, salut et longue vie!

Notes[+]

François de Bernard est philosophe et essayiste. Derniers ouvrages parus: Pour en finir avec «la civilisation» et L’Homme post-numérique (Editions Yves Michel).

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