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Chez les travailleurs de la filière viande, les cas d’infection au Covid explosent

L'Allemagne vue de là-bas

La crise sanitaire contemporaine met au jour des aspects de nos sociétés qui restent, en temps normal, relégués au second plan. En Allemagne, la boucherie industrielle est au centre des conversations depuis une semaine. La pandémie met en évidence les conditions de travail inacceptables dans ses usines, résultat de l’exploitation systématique d’une main-d’œuvre importée.

L’industrie allemande des animaux de rente traverse une phase de transformation depuis le début des années 2000. Tandis que le nombre d’animaux et d’exploitations locales est en régression dans tout le pays (volaille exceptée), les éleveur-ses recentrent leurs activités sur la production de viande. En parallèle, les importations d’animaux de boucherie augmentent chaque année. Le nœud de cette évolution est constitué par la boucherie industrielle, qui se positionne comme l’atelier de transformation européen.

Marché toujours plus grand

Résumée en une phrase, la situation est simple: la boucherie industrielle allemande transforme à prix défiant toute concurrence les animaux en viande et conquiert ainsi un marché toujours plus grand. Ces dernières années, il est devenu rentable d’importer des porcs des Pays-Bas pour les exporter transformés vers la Chine. La pression sur les prix se retrouve répartie sur toute la chaîne de production: que l’on pense aux conditions dramatiques d’élevage, à la destructive production d’aliments importés d’Amérique du Sud, à la pression intenable sur les petits élevages, la liste de celles et ceux qui paient le prix de cette viande bon marché est longue.

Ces derniers jours, c’est une catégorie ignorée de la population qui s’est retrouvée sur le devant de la scène. Un nombre inquiétant d’infections a été constaté parmi les ouvrier-ères de plusieurs grandes boucheries industrielles allemandes. Sur les 200 personnes testées d’une usine employant 1200 salarié-e-s, 129 étaient positives au Covid-19 (64% des personnes testées) – un nombre qui n’a cessé d’augmenter. Comment est-ce possible que les règles d’hygiène imposées partout depuis des semaines aient été ignorées à ce point?

L’évolution de la boucherie industrielle sur ces dernières années s’est faite largement par l’importation d’une main-d’œuvre très bon marché. Profitant d’une lacune dans la juridiction allemande, les industriels parviennent, via des sous-traitants, à employer des travailleur-ses en provenance essentiellement de Roumanie et de Bulgarie. Au moyens de contrats «à la tâche» (Werkvertrag) – prévus pour permettre aux petites entreprises d’engager un-e spécialiste sur une courte durée –, ces ouvrier-ères sont exploités durant les quelques mois de leur présence en Allemagne.

La pratique crée de nombreuses failles en matière de protection des droits les plus élémentaires. Longue est la liste des droits bafoués, depuis les très nombreuses heures supplémentaires non payées jusqu’aux diverses retenues sur salaire injustifiées. Les conditions sanitaires dans lesquelles ces saisonnier-ères travaillent et vivent sont cependant ce qui a concentré l’attention.

Règles d’hygiène ignorées

Une boucherie industrielle est, pour simplifier, un frigo géant dans lequel la viande est découpée et conditionnée. Les employé-es travaillent côte à côte le long de tapis roulants ou autour de plans de travail, soumis à des températures très basses, parfois négatives. Les règles d’hygiène spécifiques à la lutte contre le coronavirus sont ignorées: pas de distance entre les personnes, pas de vêtements de protection, pas de temps pour se laver les mains.

Mais c’est également hors du lieu de travail que les conditions sanitaires sont déplorables. Le contrat que le sous-traitant impose aux travailleur-ses saisonniers prévoit un lit (surfacturé) dans une chambre partagée à plusieurs ainsi que le transport collectif jusqu’à l’usine. Il en résulte des logements surpeuplés et des bus bondés.

Rien de tout cela n’est nouveau, ni surprenant. Les épidémies sont récurrentes dans le milieu. Ce qui est neuf, c’est que ces travailleur-ses sont aujourd’hui perçus comme un danger par la population résidente. Il est temps de repenser la production de la viande bon marché avec laquelle l’industrie allemande inonde le continent.

Séveric Yersin est un historien romand établi à Berlin.

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