Droits humains en contexte pandémique
Le confinement, partiel ou généralisé, décidé progressivement par la quasi-totalité des gouvernements à l’échelle mondiale pour lutter contre la pandémie de Covid-19 en cours depuis quelques mois a démontré, si besoin était, l’importance du respect et de la mise en œuvre effective de tous les droits humains (civils, politiques, économiques, sociaux et culturels), tout en mettant en lumière de nombreuses violations de ces mêmes droits.
A ce dernier propos, les attentions sont focalisées en particulier sur la restriction des libertés et la surveillance électronique des populations par des Etats. Il faut bien entendu être vigilant lorsque la liberté d’expression est mise en cause et combattre toute tentative de surveillance orwellienne – même si ni les grandes puissances ni les grandes compagnies d’informatique n’ont attendu le coronavirus pour espionner tant les individus que les gouvernements et institutions internationales, à la faveur du développement de moyens de communication sophistiqués.1>Il y a plus de vingt ans éclatait le scandale «Echelon». Ce système d’espionnage industriel et économique mis en place par les Etats-Unis en collaboration avec le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, interceptait toutes les communications de la planète (par téléphone, fax, courriel ou Internet). Plus récemment, Edward Snowden, ancien agent de la CIA, dénonçait la surveillance massive des communications mondiales (y compris les échanges entre les membres des gouvernements étrangers et d’institutions internationales) par les services de renseignements étasuniens et britanniques, en collaboration avec les grandes compagnies d’internet. Cependant, nous aurions tort de nous limiter à cela.
En effet, le confinement nous démontre une fois de plus que les droits économiques, sociaux et culturels, tels que le droit à l’alimentation, le droit à la santé, le droit au logement, le droit au travail ou le droit à l’éducation sont aussi cruciaux que les droits civils et politiques.2>C’est notamment pourquoi les Etats membres de l’ONU ont affirmé unanimement et solennellement lors de la Conférence mondiale sur les droits humains, à Vienne en juin 1993, que «les droits de l’homme sont universels, indivisibles, interdépendants et intimement liés» sans faire de distinction ni créer de hiérarchie entre eux. Les autorités ne cessent de rappeler que le confinement et les gestes-barrières sanitaires (distanciation physique, lavage des mains, etc.) ont pour but de protéger le droit à la vie de chacun d’entre nous et expriment ainsi la valeur qui est accordée à la vie humaine dans nos sociétés. Or qu’advient-il des personnes faisant partie des groupes socialement exclus, qui subissent de manière particulièrement intense les risques de contamination, par exemple les personnes entassées dans des bidonvilles sans eau courante? Qu’en est-il de la protection effective du droit à la vie de ces personnes lorsque les mesures sanitaires sont matériellement impossibles à mettre en œuvre dans leur situation, en raison de la violation préalable de leurs droits sociaux – absence de logement, de travail, d’alimentation, d’accès à l’eau potable? Ou encore, pour citer un exemple genevois, est-ce qu’un Etat remplit réellement ses obligations en matière de droits humains lorsque des policiers de cet Etat interviennent pour stopper une opération de distribution de nourriture destinée à des centaines de personnes dans le besoin3>Voir «Un appel pour la Caravane de solidarité», Le Courrier du 28 avril 2020.? Est-il acceptable que dans des pays riches des dizaines de millions de personnes soient dans le besoin? Est-il tolérable que, de nos jours, presque la moitié de l’humanité soit privée, à des degrés divers, de la satisfaction de ses besoins essentiels (alimentation, eau, logement adéquat, travail décent, éducation…)?
La crise sanitaire a mis en lumière la disparité entre pays et au sein des pays
Ces exemples nous rappellent que la violation d’un seul droit humain peut remettre en cause la jouissance de tous les autres. Ainsi la négation, de droit ou de fait, du droit au logement entraîne en cascade des conséquences dramatiques et cause de multiples violations des droits humains dans les domaines de l’emploi, de l’éducation, de la santé, des liens sociaux, de la participation aux prises de décision – privation des droits civiques entre autres.
Les Etats, en vertu de leurs engagements internationaux, sont tenus de protéger, de promouvoir et de donner effet à tous les droits humains pour toutes les populations relevant de leur juridiction, en premier lieu pour les plus vulnérables – enfants, personnes âgées, réfugié-e-s, migrant-e-s, personnes en situation de handicap… Ils doivent également s’abstenir de violer les droits humains des populations vivant sous la juridiction d’autres Etats par des mesures telles qu’embargos sur les produits alimentaires ou médicaux. De plus, les Etats qui ont des moyens doivent être solidaires avec ceux qui sont dans l’incapacité, pour différentes raisons (catastrophes naturelles, épidémies, manque de ressources ou capacité technique, etc.), d’assurer la jouissance des droits humains à leurs populations.
Pourtant, dans la pratique, on observe des violations massives des droits humains sur tous les continents. La crise sanitaire en cours n’a pas changé la donne; au contraire, elle a mis en lumière une fois de plus la disparité, entre pays et au sein des pays, dans leur capacité à réagir et à prendre des mesures sanitaires adéquates. A titre d’exemple, certains Etats ont déclaré des confinements stricts et imposé le port de masques à toute leur population, alors que d’autres ont été beaucoup moins stricts ou se sont réfugiés dans un premier temps dans le déni même de l’épidémie. Le fait que le monde sanitaire ne connaisse pas encore suffisamment toutes les caractéristiques du virus en question peut expliquer jusqu’à un certain point ces différences, mais il s’avère qu’elles ont surtout été liées aux moyens dont disposaient les Etats et à leur positionnement idéologique.
En effet, pour certains Etats, l’économie doit tourner coûte que coûte, quels que soient le secteur et son utilité sociale dans une situation d’urgence. Ces Etats font fi des dangers sanitaires pour les travailleurs concernés et de la notion même de santé publique, alors qu’en même temps ils sont dans l’incapacité d’offrir à leur population des produits médicaux et/ou alimentaires. De plus, la plupart des pays sont privés d’un réseau de soins de santé digne de ce nom, y compris en Occident.
Comment en sommes-nous arrivés là? A l’origine de cette situation se trouvent les choix économiques et politiques faits, de gré ou de force, depuis plusieurs décennies. Ces décisions ont exclu l’Etat du champ économique et réduit les ressources budgétaires allouées au secteur public, notamment dans le domaine de la santé. Le rôle des Etats a été plus ou moins restreint à des questions sécuritaires et à la répression de leurs propres populations réclamant bien souvent la justice sociale et protestant contre la destruction de leur milieu de vie.
Des décisions qui ont exclu l’Etat du champ économique
Soumis aux Programmes dits d’ajustement structurel (PAS) ou à des mesures similaires, de nombreux Etats dans le monde ont assisté à la destruction de leurs services publics (éducation, santé, eau, transports…) et de leur paysannerie (suppression d’aides aux unités de productions familiales, libéralisation du marché alimentaire…) – pourtant essentiels pour assurer la jouissance des droits humains à leurs populations sans discrimination aucune – et à la privatisation de ces secteurs. En outre, ces pays ont souvent été contraints d’abandonner tout contrôle des prix et des changes et de favoriser la libre circulation des capitaux. Imposés depuis les années 1970 aux pays du Sud endettés, les PAS (ou mesures similaires sous d’autres appellations) ont été étendus aux pays du Nord, telles les mesures d’austérité renforcées imposées après la crise financière de 2007-2008 à la Grèce par la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Au-delà de la destruction des services publics et de la paysannerie familiale, ces programmes ont eu comme conséquences l’augmentation de la pauvreté, de la précarité et des inégalités tant entre les pays qu’au sein même des pays.
L’expert indépendant de l’ancienne Commission des droits de l’homme de l’ONU (actuel Conseil des droits de l’homme) sur les effets des PAS sur la jouissance effective des droits humains, M. Fantu Cheru, explique l’objectif recherché par ces programmes et leurs conséquences, ressenties aujourd’hui dans un grand nombre de pays à travers le monde. Pour lui, l’ajustement structurel, qui a permis la contre-révolution néolibérale, va «au-delà de la simple imposition d’un ensemble de mesures macro-économiques au niveau interne. Il est l’expression d’un projet politique, d’une stratégie délibérée de transformation sociale à l’échelle mondiale, dont l’objectif principal est de faire de la planète un champ d’action où les sociétés transnationales pourront opérer en toute sécurité. Bref, les PAS jouent un rôle de ‘courroie de transmission’ pour faciliter le processus de mondialisation qui passe par la libéralisation, la déréglementation et la réduction du rôle de l’Etat dans le développement national.»4>Cf. E/CN.4/1999/50, daté du 24 février 1999. Voir aussi la publication du CETIM «Dette et droits humains», Genève, décembre 2017, disponibles en français, anglais, espagnol, téléchargeable gratuitement: www.cetim.ch/product/dette-et-droits-humains/
En se soumettant aux PAS, de gré ou de force, les Etats (soit la majorité des Etats-membres de l’ONU) ont renoncé non seulement à leur souveraineté, et par conséquent à celle de leurs peuples, mais aussi à assurer à toutes les populations relevant de leur juridiction la jouissance de tous les droits humains.
Si du côté de la plupart des Etats le tableau est plutôt sombre, qu’en est-il du côté des peuples et des citoyens? De manière générale, ces derniers n’ont jamais cessé de lutter pour leurs droits, bien souvent au prix de leur vie. Si nous disposons aujourd’hui de normes en matière de droits humains, du travail et de l’environnement, c’est grâce à des luttes menées bien avant nous par nos ancêtres.
Cela dit, d’aucuns veulent oublier cet héritage et faire primer les droits des affaires sur les droits humains. C’est pourquoi il est indispensable de bien connaître ses droits, afin de pouvoir les revendiquer et exiger leur mise en œuvre. C’est à cette tâche que se consacre le Centre Europe-tiers monde depuis une quinzaine d’années, en éditant et en diffusant une série de publications sur les droits économiques, sociaux et culturels des groupes dits vulnérables (migrants et paysans notamment), tout en abordant des sujets encore en débat à l’échelle internationale sous l’angle des droits humains (pauvreté, mercenariat, sociétés transnationales…). Conçues de manière didactique, ces publications gardent toute leur pertinence et actualité5>Groupées sous deux appellations («Série droits humains» et «Cahiers critiques»), disponibles en français, anglais, espagnol, téléchargeables gratuitement sur www.cetim.ch/les-series-droits-humains-et-cahiers-critiques-du-cetim/.
De nos jours, des jeunes et des moins jeunes se mobilisent pour la protection de l’environnement en clamant, à juste titre, que la justice environnementale et la justice sociale sont intimement liées. La mise en œuvre effective de tous les droits humains permettra aux générations actuelles et futures d’aller dans ce sens. L’exigence de la mise en œuvre de ces droits est une urgence.
Notes
Notre invité est directeur du Centre Europe-Tiers monde (CETIM), Genève.