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Ville-campagne, un fossé pas si grand?

En Suisse, on évoque volontiers une opposition entre les modes de vie urbain et conservateur. Si des études confirment l’existence d’un fossé ville-campagne particulièrement manifeste sur les questions relatives à l’ouverture politique, dans le quotidien de la plupart des gens, ville et campagne s’entremêlent au point qu’il est difficile de les distinguer. Enquête.
Ville-campagne, un fossé pas si grand?
La voiture constitue un marqueur des différences d’attitudes ville-campagne; manifestation contre l’extension d’une bretelle d’accès à l’autoroute A1 à Renens (VD) en mai 2019. KEYSTONE
Société

Depuis les années 1990, l’opposition ville–campagne refait régulièrement surface. De préférence, les dimanches de votation. «Le fossé ne cesse de s’élargir», déclarait dans les médias Michael Hermann à la mi-juin 2021 après le rejet par le souverain suisse de la loi sur le CO2. Le géographe politique et directeur général de l’institut de recherche Sotomo relevait que les grandes villes avaient clairement approuvé le projet alors que les campagnes s’y étaient en majorité opposées: un schéma typique pour des résultats de vote serrés au cours des trente dernières années, avec des victoires pour les deux camps.

Michael Hermann étudie le fossé politique entre ville et campagne depuis vingt ans. L’évolution calculée par Sotomo sur la base des résultats des scrutins nationaux de 1990 à 2018 met en évidence un modèle spatial: à l’exception de Lugano, les grands centres urbains ont glissé vers la gauche. L’exemple le plus frappant est celui de Berne qui, de capitale administrative centriste, est devenue la grande ville de Suisse la plus à gauche. L’évolution est déjà nettement moins marquée dans les agglomérations avoisinantes, alors que l’espace rural est resté conservateur bourgeois. En décembre 2021, Sotomo constatait dans une nouvelle étude «un élargissement massif de l’antagonisme ville-campagne». Pour 14 des 22 votations fédérales de la législature en cours, s’est creusé un écart entre grandes villes et campagnes «bien supérieur à la moyenne à long terme».

Markus Freitag, professeur de sociologie politique à l’Université de Berne, confirme que les sondages des dernières décennies en Suisse mettent en évidence des différences d’attitude clairement identifiables entre la campagne et la ville – même si, selon lui, les deux pôles ni ne se rapprochent ni ne s’éloignent. Fondamentalement, selon ces sondages, les citadin·es sont plutôt favorables à l’Etat social, à la suppression de l’armée, à l’ouverture politique ou aux animaux sauvages alors que les habitant·es des campagnes y sont plutôt opposé·es. Un élément frappant est l’attitude face à la voiture, perçue positivement à la campagne, mais négativement en ville. C’est exactement l’inverse pour le loup: pour les citadins et citadines, il fait partie du romantisme de la nature, alors qu’il est considéré comme un problème à la campagne. «Le loup est à la ville ce que la voiture est à la campagne», résume Markus Freitag.

Depuis 2021, son groupe participe sur trois ans au projet de recherche Rude de l’Union européenne («Rural-Urban Divide in Europe») aux côtés d’équipes des universités de Barcelone, Grenoble, Glasgow et Francfort. Y est notamment étudié l’impact du fossé ville-campagne sur les convictions politiques et sociales dans le contexte de la globalisation. En Suisse, ce fossé, comparé à d’autres pays, est particulièrement manifeste sur les questions relatives à l’ouverture politique. Toutefois, les structures politico-économiques suisses désamorceraient le conflit: les courtes distances, des instruments étatiques tels que la péréquation financière ou le système éducatif empêchent que les régions isolées ne soient économiquement laissées pour compte. La situation n’est pas comparable à celle des Etats-Unis où, dans leur concurrence acharnée, les deux grands partis jouent activement sur l’antagonisme ville-campagne, ou à celle de la France où le centralisme parisien exacerbe les différences.

Résistance au changement

Markus Freitag fait remarquer qu’en Suisse, selon la définition, près de 4 millions de personnes, soit 45% de la population, vivent dans des agglomérations, mais que ces zones intermédiaires hétérogènes sont peu étudiées. Il voit ici une question passionnante: pourquoi les positions des personnes qui vivent dans des agglomérations où l’urbanisation du bâti est exactement la même peuvent-elles se diviser selon un modèle ville-campagne? «Etrangement, le sentiment de ne pas être un citadin ou une citadine s’exprime déjà à proximité des frontières de la ville.» Jusqu’à présent toutefois, la recherche n’a pas encore identifié ce qui détermine précisément cette transition dans l’agglomération.

Mais où finit la ville et où commence la campagne? Statistiquement, c’est clair: il y a quelque 170 villes en Suisse. L’Office fédéral de la statistique les définit comme des «zones centrales d’un seul tenant avec une haute densité d’habitants et d’emplois et au moins 12 000 HEN» – cette abréviation représentant la somme des habitant·es, des emplois et un chiffre converti à partir des nuitées pour les lieux touristiques. La liste commence avec Zurich mais comprend également Zermatt, Ecublens (VD) ou Buchs (SG). La recherche cependant définit la ville comme la combinaison de plusieurs facteurs. Physiquement, elle se caractérise par un bâti dense et des fonctions centrales. Mais il faut aussi tenir compte de l’aspect social et symbolique: la ville en tant que lieu d’expériences diverses, d’options, de conflits et de rencontres – par exemple avec des communautés étrangères, des restaurants éphémères et des occupations d’immeubles. Ce qu’on peut résumer sous le terme d’urbanité.

Sur cette base, David Kaufmann, professeur assistant en développement territorial et en politique urbaine et responsable adjoint du Réseau ville et paysage à l’ETH Zurich, distingue un élément caractéristique: la Suisse est «largement urbanisée, mais pas de manière très intensive». Il n’y a pas de métropoles géantes, mais «de nombreux processus ponctuels d’urbanisation qui peuvent être intensifs aussi bien dans les centres que dans les agglomérations». David Kaufmann étudie l’acceptation de la densification. Les fréquentes résistances à celle-ci dans la population exprimeraient-elles une volonté de conserver un aspect villageois en ville? C’est plutôt lié à un scepticisme général contre la transformation du bâti, dit le chercheur. Une situation complexe: les effets positifs de la densification – diminution du mitage – n’apparaissent qu’à long terme et à grande échelle alors que les changements architecturaux touchent les résidents d’un lieu directement et à court terme.

Professeur de sociologie urbaine et d’analyse des mobilités à l’EPFL, Vincent Kaufmann recourt à une métaphore pour expliquer la faible densification des zones urbaines: «En Suisse, nous construisons volontiers un tunnel là où il existe un obstacle physique.» Ce qu’il veut dire par là est que le développement continu des infrastructures de mobilité a transformé la Suisse en un pays de pendulaires avec un paysage urbain ininterrompu entre Genève et Romanshorn. Aujourd’hui, neuf emplois sur dix se trouvent dans les centres urbains alors que les styles de vie urbains gagnent les recoins les plus reculés. «En fait, dit-il, nous vivons une sorte de processus de colonisation mutuelle.» Habiter dans un village du Jura et travailler au centre de Genève n’est pas un problème – encore moins depuis que la pandémie a accru l’acceptation du home office et du télétravail. Reste à savoir ce que cela signifie pour l’enracinement des gens.

Colonisation mutuelle

«Pour moi, l’opposition ville-campagne est dépassée, ajoute Heike Mayer, professeure de géographie économique à l’Université de Berne. En réalité, les extrêmes sont très proches dans l’espace.» Elle relève qu’on rencontre dans des régions périphériques telles que la Basse-Engadine ou l’Emmental des entreprises dynamiques et novatrices qui produisent pour un marché mondial. A contrario, il existe sur le territoire urbain des zones de stagnation passagère, telles les friches industrielles à la périphérie des villes. Elle a trouvé des indices intéressants chez un de ses doctorants qui étudie les formes de travail en plusieurs lieux et a accompagné des hommes et des femmes qui partagent leur semaine entre journées de bureau en ville et télétravail dans des régions de montagne. Il s’en dégage un modèle dans lequel ville et campagne se complètent: la partie créative et riche en rencontres se passe en ville et le travail qui exige tranquillité et concentration est assuré dans les montagnes. Elle y voit aussi une raison pour «consacrer davantage d’énergie à comprendre ville et campagne comme un système complémentaire et non antagoniste».

Aucun doute: le fossé ville–campagne existe bel et bien dans les têtes et s’exprime de temps à autre dans les urnes. Mais dans le quotidien de la plupart des Suissesses et des Suisses, ville et campagne s’entremêlent, au point qu’il est difficile de les distinguer.

Tout est différent au Tessin

La «Città diffusa» se déroule comme un tapis, descendant du Gothard à Locarno via Bellinzone, passant le Monte Ceneri jusqu’à Lugano et Mendrisio, avant de franchir la frontière jusqu’à Côme et Milan. Elle est le résultat d’un processus de prolifération dans tous les fonds de vallées qui a été dominé pendant des dizaines d’années par la mobilité automobile. Au Tessin, l’opposition ville-campagne est extrêmement marquée: 86% de la population et 90% des emplois sont concentrés sur 12% seulement de la superficie du canton. «Les vallées situées plus haut se dépeuplent et il n’y reste pratiquement plus que des personnes âgées», dit Gian Paolo Torricelli, professeur en développement territorial à l’Accademia di architettura de Mendrisio.
Depuis le début du XXIe siècle, le canton du sud des Alpes se comprend comme la «Città Ticino», une agglomération urbaine avec les quatre centres – Bellinzone, Locarno, Lugano et Mendrisio. Cette vision s’est vraiment concrétisée lors de l’ouverture du tunnel de base sous le Ceneri il y a deux ans, explique Gian Paolo Toricelli. Les transports publics entre les centres ont été développés pour créer un système RER qui pourrait constituer la base d’un développement urbain. Et effectivement, les familles et les jeunes ont tendance à revenir des régions plus éloignées vers les centres, ce qui freine le mitage incontrôlé. Toutefois, cela vaut surtout pour Bellinzone. Alors que, depuis 2016, le Sottoceneri, la région Lugano-Mendrisio où vivent plus de 200 000 personnes perd chaque année plusieurs centaines d’habitant·es – ce qui est atypique pour une zone urbaine.
Gian Paolo Torricelli explique cela par la situation de région frontalière du canton. Depuis l’entrée en vigueur des accords bilatéraux avec l’UE, le Sottoceneri connaît certes un boom économique, mais rencontre aussi des problèmes. Des entreprises industrielles et de logistique italiennes se sont installées dans le sud du Tessin et désormais plus de 70 000 frontaliers et frontalières viennent y travailler chaque jour. Le niveau des salaires dans les services est inférieur de 20% à la moyenne suisse. En outre, le tunnel de base permet plus facilement aux jeunes d’aller chercher du travail au nord du Gothard. Il manque toutefois des données précises sur les conséquences. A l’inverse, le professeur estime aussi que la Città Ticino pourrait profiter de la pandémie. «Les gens recherchent aujourd’hui des lieux de résidence éloignés des grandes villes, moins denses mais bien desservis et offrant une qualité de vie élevée.» JSR

Les deux textes de cette page ont paru dans Horizons n°132, mars 2022, magazine suisse de la recherche, FNS, www.snf.ch/fr/

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