Agora

Les prisons colombiennes démunies face au Covid-19

«Ni médecins ni infirmiers, pas de médicaments pour soigner une grippe.» Interviewé par le collectif Voces en lucha (voix en lutte), Julian Gil, un militant détenu à La Picota, à Bogota, évoque les mutineries qui ont éclaté le 21 mars dans les prisons colombiennes contre le manque de mesures sanitaires. Dont la rébellion à La Modelo, la deuxième prison de la capitale, qui s’est soldée par 23 morts.
Les prisons colombiennes démunies face au Covid-19
Julian Gil à la prison de La Picota. Le militant du Congreso de los Pueblos est en détention politique depuis juin 2018. DR
Colombie

En cette période de pandémie, la question de la santé des prisonniers fait débat. Nous avons pu échanger avec Julian Gil, militant du Congrès des peuples – un mouvement social et politique colombien – actuellement en détention préventive à la prison de la Picota à Bogota. Il est l’un des nombreux activistes colombiens accusé de liens avec la guérilla de l’Armée de libération nationale (ELN). Arrêté en 2018, il est maintenu en prison bien que l’accusation ne se base que sur la déposition d’un seul témoin démobilisé de la guérilla qui a obtenu des bénéfices juridiques en échange de sa déclaration à charge.

Quelle est la situation dans les prisons depuis l’arrivée du Covid-19?

Julian Gil: Le système judiciaire colombien permet de garder en prison des gens avant leur jugement même s’il n’y a pas de preuves, d’où la surpopulation carcérale de 54%: actuellement 123’000 personnes incarcérées pour 80’000 places. Il n’y pas d’espace prévu pour recevoir les malades, rien n’a été pensé pour les interventions médicales, quelle que soit la maladie. Il n’y a ni médecins ni d’infirmiers, pas même de médicaments pour soigner une grippe. Alors la panique monte devant l’incapacité sanitaire à affronter une situation de cette ampleur.

Que s’est-il passé le 21 mars?

Des prisonniers ont été abattus la nuit du 21 au 22 mars. Le Mouvement national carcéral a appelé à un cacerolazo [concert de casseroles] dans les prisons pour alerter la société et le gouvernement sur notre situation. L’Etat y a répondu par un traitement de guerre, tirant sur les prisonniers, sous prétexte de déjouer une tentative d’évasion. Ce qui n’a aucun sens car il est impossible de planifier une évasion à l’unisson dans toutes les prisons du pays. vingt-trois morts, sans compter les blessés. Au-delà des assassinats, les autorités ont transféré des personnes qui auraient, selon leurs dires, coordonné les manifestations. Dans ma prison, ils ont transféré près de 25 personnes, et 10 autres à la prison pour femmes de Bogota. Ce type de manifestation va inévitablement continuer puisqu’ici à La Picota, avec l’insalubrité et le manque de moyens médicaux, on craint une contagion massive.

Vous n’êtes pas le seul prisonnier politique membre du mouvement social?

Pour le seul mouvement Congreso de los Pueblos, 62 personnes sont en procédure judiciaire. Cette stratégie de montage judiciaire, très utilisée, vise à porter un coup aux protestations sociales. On nous lie sans preuve à une guérilla et on nous garde en prison quelques années. Puis, la plupart du temps, l’affaire se clôt sans condamnation. Notre action politique gêne les intérêts des monopoles, multinationales et de ceux qui gouvernent en ce moment. Rappelons qu’en Colombie des gens sont tués à cause de leur militance.

Avez-vous changé depuis que vous êtes en prison?

Ça m’a fait vieillir (rires). J’ai entendu des histoires de vie qui m’étaient étrangères. Des gens qui ont participé au conflit armé, d’autres qui ont volé un téléphone pour pouvoir manger… La prison nous éloigne de notre famille et des êtres que nous aimons, elle finit par être un filtre à travers lequel, parfois, seuls passent de petits faisceaux de lumière, qui sont ceux qui ont décidé de rester avec nous et de nous accompagner. La prison est inutile, c’est une invention nuisible; elle ne va pas au-delà de la peine et de la souffrance. Les gens ne changent pas pour le mieux en prison. Tous ceux qui rêvent d’un monde différent doivent militer pour abolir les prisons. C’est un espace où les murs, l’isolement, les coercitions, les menottes, les gaz au poivre déshumanisent les gens. Et c’est justement notre combat: lutter contre la déshumanisation et contre ce plan macabre de nous éliminer en tant qu’êtres humains.

Depuis cette entrevue, réalisée le 26 mars, le coronavirus est entré dans les murs de La Picota et la peur est palpable. Les détenus alternent grèves de la faim et cacerolazos. Les mesures prises par le gouvernement dans le contexte pandémique devraient permettre la libération de quelque 4000 prisonniers, dont la majorité aurait par ailleurs déjà pu bénéficier de la liberté conditionnelle en vertu des lois colombiennes.

Texte traduit par Alix Rachel.

* Le site Voces en lucha (vocesenlucha.com), en langue espagnole, est animé par un collectif de journalistes qui s’intéressent aux mouvements de résistance populaire d’Amérique latine.

Opinions Agora Voces en lucha Colombie

Connexion