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Ronron idéologique et Covid-19

Face au succès des stratégies sud-coréenne et allemande de dépistage à grande échelle, conditionné par la capacité de ces deux pays à produire des tests massivement, des voix prônent aujourd’hui une «réindustrialisation» européenne. Un concept flou, au nom duquel les droits des travailleurs risquent d’être sacrifiés, avertit l’économiste Xavier Dupret.
Économie

Dans la longue queue devant les supermarchés, on peut parfois entendre un client louer la gestion de la crise du coronavirus en Allemagne ou en Corée du Sud. «Là-bas, mon bon Monsieur, les syndicats n’y sont pas comme chez nous systématiquement opposés aux employeurs.» La droite est ainsi faite. Dès que l’Allemagne remporte une victoire, quel qu’en soit le domaine, de vieux fantasmes autoritaires resurgissent. Il faut chercher d’autres raisons aux réussites de l’Allemagne et de la Corée du Sud.

Si la pratique du testing de masse caractérise le modèle sud-coréen et contraste d’évidence avec la situation catastrophique prévalant en Espagne, en Belgique, en Italie ou en France, c’est parce que le tissu industriel coréen, dont le haut niveau de valeur ajoutée est bien connu, a mis son know-how au service des pouvoirs publics. Aussi les champions nationaux de la filière biotechnologique locale (Seegene, Kogene Biotech, Solgent, SD Biosensor et BioSewoom) ont-ils alimenté leur gouvernement en kits de dépistage.

L’Allemagne, qui s’est alignée avec succès sur le modèle coréen, a été l’un des premiers pays au monde à développer un test de détection. Pour ce faire, elle a pu s’appuyer sur la division «Soins de santé» du géant Bosch et sur les grands laboratoires Euroimmun et TIB Molbiol à Berlin pour la fabrication à grande échelle de réactifs.

De là à plaider pour une politique de réindustrialisation, quitte à démanteler le code du travail et les acquis sociaux, il n’y a qu’un pas. Et certains à droite vont le franchir allégrement dans les mois qui viennent. Gageons, à ce propos, que les trémolos bonapartistes d’Emmanuel Macron ne dureront que le temps d’endormir les colères.

On nous fera alors constater que la Corée du Sud ne correspond en rien à un Etat social tel que nous le concevons. Il y a un an, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pressait, par exemple, Séoul «d’améliorer la situation des travailleurs qui ont un problème de santé en instaurant un droit à une indemnité maladie». Et il y aura toujours l’un ou l’autre éditocrate pour nous rappeler qu’en 2018, la Corée du Sud consacrait 8% de son Produit intérieur brut (PIB) aux dépenses de santé contre 11% en France et en 10,5% Belgique.

Le soutien à des champions industriels suppose-t-il en soi le sacrifice de l’Etat-providence? Il faut examiner cette question car c’est précisément ce discours qui nous attend quand la droite, une fois l’épidémie passée, nous proposera de rogner sur nos droits afin de procéder à l’indispensable réindustrialisation de nos contrées.

Il faudra alors rétorquer que si l’assurance-chômage a bien été réformée (au sens néolibéral du terme) outre-Rhin, le secteur des soins de santé y est, en revanche, resté profondément empreint d’une philosophie bismarckienne de redistribution de la valeur ajoutée. C’est ainsi qu’en 2018, il mobilisait plus de 11% du PIB (c’est-à-dire autant qu’en France et en Belgique).

Il faudra également attirer l’attention sur le fait que l’inégalitarisme social, quand bien même il serait couplé au développement de filières d’avenir, ne présage pas nécessairement de lendemains radieux. Par exemple, les Etats-Unis sont actuellement engagés dans une vraie catastrophe sanitaire. Néanmoins, ils comptent des entreprises importantes dans les biotechnologies, comme Becton Dickinson dans le New Jersey, qui est le deuxième plus gros fournisseur d’écouvillons dans le monde, ou les Californiens de Cepheid qui ont créé un test de diagnostic moléculaire rapide du coronavirus. Hélas, il ne faut guère s’attendre à des miracles quand 28,5 millions d’Américains (soit 9% de la population) sont privés de couverture de soins de santé. Les raisons de la débâcle étasunienne face au Covid-19 sont d’abord à chercher de ce côté-là.

Décidément, «les idées générales et abstraites sont la source des plus grandes erreurs des hommes» (Jean-Jacques Rousseau).

Notre invité est économiste, Fondation Joseph Jacquemotte à Charleroi (BE), www.acjj.be

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