Francis Reusser, l’ambre et la lumière
Francis, donc. Il vous retrouve en ami de longue date ou fait votre connaissance. Et là j’évoque simplement son allure physique et son déplacement dans l’espace. Il a le corps un peu massif et forcément amaigri ces derniers mois, mais la démarche immanquablement souple et doucement chaloupée, comme celle d’un marin sur le pont. Lui permettant d’approcher d’un seul mouvement toutes les facettes de votre personne, qu’il explorera par sensations successives.
Puis vient sa voix surgissant de la bouche affectueusement pincée d’un sourire en coin qui s’épanouira si tout va bien, ou se fermera selon les interlocuteurs et les tensions de sa conversation avec eux. Elle n’éclate pas. Elle est unie. Elle est portée par le fond de tendresse organique habitant celui qui l’émet, prononçât-il non seulement des gentillesses à celles et ceux qu’il aime, mais aussi la contestation radicale de ce que l’essayiste italien Giorgio Agamben nomme le «dispositif».
Le «dispositif» d’Agamben est «tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler, et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants». C’est le paysage sociétal et politique que Francis observe sans relâche, ou qu’il ressent d’instinct comme dans sa chair. Ou qu’il connaît d’expérience pour l’avoir affronté, dans sa jeunesse, jusqu’aux orées de la délinquance.
Puis ses films adviennent au fil des décennies, accompagnés d’incessantes interventions intellectuelles et discursives dispersées sur la scène amicale et publique. Un bricolage expressif irrépressif tricotant l’image et le verbe. Je cherche une métaphore. La voici. Il règne chez Francis comme un vaste emposieu mental et psychique creusé par un sentiment d’insatisfaction perpétuelle, où s’engouffre sans relâche tout ce qui semblait pourtant acquis: les réconforts, les apaisements et les réussites certifiées par les prix et les hommages décernés au fil des ans par le microcosme culturel et cinématographique.
Et de ce manque sacré constamment reconstitué jaillissent son énergie comme son verbe aux allures de Rhône avec sa bonne cent cinquantaine d’affluents. Et sa visite aux peintres et aux écrivains, aussi, qui lui vaut des trouvailles et des émerveillements mis à mûrir dans son grenier cérébral par la double grâce de la chaleur humaine qui le stimule et le fortifie, et du paysage naturel dont il fait son scénariste supérieur.
Dans le cadre de ses travaux et de ses œuvres, Francis aura sillonné son Soi fabricant jusqu’au vertige. En fonçant chaque fois droit devant puis en rebroussant chemin, voire en contournant sa perspective initiale avant de la détourner tout en tramant les tissus narratifs et de déployer le vêtement final. Non sans y faufiler les tracés de sa propre figure en filigrane. Le tout en poussant aux degrés maximaux de la saturation ses interlocuteurs ou ceux qui travaillèrent avec lui, comme ça m’est arrivé.
En les poussant non seulement aux degrés maximaux, d’ailleurs, mais aux degrés optimaux, tant la somme ultime de ces orbes et de ces palimpsestes se sera souvent cristallisée dans la beauté lumineuse imageant pour finir le grand écran des salles obscures, un peu comme paraissent à notre œil les abeilles de la Préhistoire immobilisées dans l’ambre jaune.
Puis l’an dernier. Les progrès de la maladie survenue sur le mode chaloupé, elle aussi, attaquant par un côté du corps puis l’autre et bientôt le reste, en imprégnant Francis d’un consentement presque doux veiné de rébellions intermittentes et de fatalisme alternés, avant la fin d’où jaillit aujourd’hui la trace.
A l’occasion de la sortie de La Séparation des Traces, en décembre 2018, Le Courrier avait fait le portrait du réalisateur du Grand Soir (1976), Derborence (1985) ou La Guerre dans le Haut Pays (1999). A retrouver sur www.lecourrier.ch