Agora

Grippe pandémique de 1918, un révélateur social

De par son ampleur, la grippe pandémique de 1918 a été qualifiée de «mère de toutes les pandémies» et constitue le scénario catastrophe auquel les menaces épidémiques sont régulièrement comparées. Si la pandémie de 1918 traverse le globe entier, toutes les populations ne sont pas impactées de la même manière. Révélant les inégalités sociales de mille façons, la maladie choisit ses victimes parmi les plus démunis.
Histoire 

Impossible de parler de la grippe pandémique de 1918-1919 sans évoquer les statistiques de mortalité. Il s’agit en effet de la plus grave crise sanitaire de l’époque contemporaine et, en chiffre absolus, sans doute la pire catastrophe démographique de l’histoire. Entre 40 et 100 millions de personnes seraient décédées de la maladie, dont 2,2 millions en Europe. Soit entre 2,5% et 5% de la population mondiale et 1% de la population européenne. Notons que la moitié des décès sont à déplorer dans la classe d’âge des 20-40 ans, habituellement considérée comme la plus résistante.

Ces chiffres, à manier avec prudence, masquent l’hétérogénéité des expériences locales. Ainsi, certaines régions sont pratiquement préservées, quand d’autres sont dévastées: la deuxième ville la plus importante d’Indonésie, Madura, perd un quart de sa population en quelques semaines. De plus, la grippe tue différemment en fonction des classes sociales: la mortalité du quartier le plus pauvre d’Oslo est 50% plus haute que celle du plus riche.

De nombreux facteurs expliquent ces différences. Les variations dans l’immunité entre les générations et les régions constituent un aspect non négligeable, mais difficilement évaluable. Les pratiques sociales comptent également pour beaucoup dans la propagation de la maladie, comme l’illustre le cas de la ville espagnole de Zamora: à la suite d’une intensification des célébrations religieuses durant l’épidémie, la ville déplore la plus haute mortalité des capitales de province du pays. Enfin, les ressources matérielles conditionnent les chances de survie, puisque de l’aisance financière dépend la capacité à se reposer jusqu’à convalescence et d’éviter les complications ultérieures.

Ce dernier point est essentiel. Médecins et bactériologues se félicitent, en 1917, d’être parvenus à préserver armées et sociétés des épidémies que les guerres ont toujours provoquées ou favorisées. En 1918, ils connaissent une cuisante humiliation: ils s’avèrent incapables même d’identifier l’agent pathogène, le virus échappant à leurs microscopes. Impuissante, la science triomphante ne peut rien pour les malades – pire, le meilleur traitement disponible étant le repos, la grippe renforce la position des infirmières vis-à-vis des médecins. La grippe apparaît comme le retour d’un temps que la science avait déclaré révolu.

Les mesures officielles portent la marque de ces incertitudes. Si les autorités politiques et militaires helvétiques instrumentalisent à l’envi l’épisode dès juillet 19181, les autorités sanitaires ne prennent les premières mesures sérieuses qu’à l’automne. La règle, appliquée de manière inégale par les cantons, est à l’isolement: les rassemblements sont à éviter, les manifestations sont annulées, les patients confinés.

Ces mesures reportent l’essentiel du coût de la maladie sur les individus, conduisant les plus pauvres à une situation intenable. Les assurances maladie amortissent certes une partie de cette charge, mais les plus démunis ne bénéficient souvent d’aucune couverture. Les caisses des syndicats, souvent communes avec celles des assurances maladie, sont largement sollicitées par les grèves de l’année 1918. Il en va, pour certains, de simple survie: ainsi de la famille Trottman, de Baden (AG), dont la situation est lapidairement décrite par le secrétaire de l’Assistance aux indigents: «Décès, maladie, naissance du 9ème enfant, participation du père à la Grève générale.» Elle se voit accorder 8 litres de lait quotidiens pendant quatre semaines.

Doctorant en histoire de la santé publique. Thèse en cours: «La grippe pandémique dans l’institutionnalisation de la santé publique en Suisse, 1874-1920», Université de Bâle et Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, Paris.

Opinions Agora Séveric Yersin Histoire 

Connexion