Le centre est encore fécond…
Mille voix hypnotiques psalmodient cette antienne: les extrêmes se rejoignent, la gauche radicale fait le lit du fascisme. Au Royaume-Uni, «il faut vouer aux gémonies l’horrible M. Corbyn, qui a compromis le socialisme avec la haine des juifs», décrète le journaliste Claude Askolovitch, sans avancer le moindre fait à l’appui de sa divagation (Slate.fr, 14 décembre 2019). En France, «Jean-Luc Mélenchon a franchi la ligne rouge de l’antisémitisme. Quelques jours auparavant, il tressait des louanges à… Marine Le Pen», accuse l’éditorialiste Maurice Szafran, sans plus d’éléments (Challenges, 15 décembre 2019). Et quand Jean-Jacques Bourdin analyse la situation outre-Rhin, c’est pour dénoncer «les discours de la gauche radicale, de la droite populiste, qui finalement se retrouvent un peu. J’ai vu l’émergence en Allemagne – ça m’interroge, d’ailleurs – de cette extrême gauche anti-immigrés!» – une fake news alors en vogue au sein des rédactions parisiennes (RMC, 4 septembre 2018).
Elément central du cordon sanitaire qui vise à rendre infréquentable toute proposition politique en rupture avec l’ordre économique1>Lire Serge Halimi, «Le cordon sanitaire», Le Monde diplomatique, avril 2019., l’assimilation de la gauche à l’extrême droite vient au commentateur aussi spontanément que le braiment à l’âne, si bien qu’on attend sans être jamais déçu la prochaine balourdise. Celle de Chuck Todd, responsable éditorial de la chaîne NBC News, qui se demande s’il faut ou non assimiler les partisans du candidat de gauche Bernie Sanders à une «brigade numérique de chemises brunes» (MSNBC, 10 février 2020 – lire «Haro sur Bernie Sanders»2>Lire Julie Hollar, Le Monde diplomatique, mars 2020.). Ou celle du sociologue Pierre Rosanvallon, qui se défend de tracer un parallèle entre Rassemblement national et France insoumise, pour aussitôt affirmer qu’entre leurs sympathisants «il y a des émotions communes, il y a des passions communes, il y a des éléments de langage communs et, surtout, il y a des haines communes» (France 5, 19 janvier 2020).
Ultime argument du juste milieu, cet épouvantail impressionne encore. Il occulte de surcroît les vraies passions troubles qui agitent non pas la gauche, mais le centre. En Autriche, les Verts ont forgé début janvier une coalition gouvernementale avec le Parti populaire (ÖVP) ultraconservateur du chancelier Sebastian Kurz, qui, jusqu’en mai dernier, gouvernait avec l’extrême droite. Leur programme: «protéger le climat et les frontières» – sans oublier de baisser les impôts. La dérive «anti-immigrés» d’un parti écologiste n’a pas cette fois inspiré à Bernard-Henri Lévy d’analogie avec le IIIe Reich. «Ils ont du courage de le faire, de prendre leurs responsabilités», a commenté l’ex-dirigeant des Verts français M. Yannick Jadot (France Inter, 17 janvier 2020).
En Allemagne, dans le Land de Thuringe, la «haine commune» des partis de centre-droit pour la gauche a fait advenir l’impensable: le 5 février dernier, les élus de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) et des libéraux-démocrates (FDP) ont fait alliance avec ceux de l’extrême droite (Alternative pour l’Allemagne, AfD) pour faire battre le candidat de Die Linke (La Gauche) – le ministre-président sortant arrivé largement en tête aux élections – et porter à la tête du Land un député libéral. Cette première depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale survient dans une région où la collaboration entre nazis et conservateurs, en 1930, avait préparé la chute de la république de Weimar. Lassée d’une démocratie chrétienne trop molle à son goût, une fraction des conservateurs envisage désormais de coopérer avec l’AfD.
En Israël, en Hongrie, en Pologne, au Brésil, aux Etats-Unis, la droite traditionnelle a déjà bruni. Mais regardons ailleurs et répétons en chœur: «les extrêmes se rejoignent».
Notes
Article paru dans Le Monde diplomatique de mars 2020.