Coup d’Etat consenti
Le livre est resté deux ans sans trouver d’éditeur. Il se lit comme un thriller. Porté par une écriture-scalpel où l’humour côtoie la colère, il est de ceux qui dérangent et se consumeraient à 451° Fahrenheit. Son sujet: une élection à nulle autre pareille, des fake news de choix, des communicants en voici en voilà, des sondages téléguidés qui dessinent l’opinion et des médias qui la fabriquent. Un énième ouvrage sur Trump? Une nouvelle enquête sur le scandale Cambridge Analytica, dont on sait les ramifications mondiales? Non, deux fois non.
Trois années de trumpisme nous ont rendus plus hypermétropes que jamais. Quand il s’agit de laisser entendre que la démocratie est en danger ou de dire plus directement que l’oligarchie l’a proprement vassalisée, le lointain l’emporte facilement sur le proche. Captivée par les provocations des Trump, Bolsonaro, Modi et consorts, notre attention nous exonère à bon compte: pourquoi se retourner sur ce qui se passe ici quand on sait ce qui se passe là-bas? Alors peu importe que l’état d’urgence s’inscrive dans la loi, que les forces de l’ordre usent de matériel de guerre contre la population, ou qu’un gouvernement impose une réforme refusée par deux tiers des citoyens, comme c’est le cas actuellement en France.
Ce qu’il nous faut, c’est un changement de focale. Ce qu’il nous faut c’est un livre comme Opération Macron. Afin de saisir qu’ici aussi grandit le danger.
Dépouiller la presse au quotidien, cinq ans durant, entre janvier 2012 et avril 2017, voici la tâche que s’est donnée son auteur, Eric Stemmelen, et nous lui en savons gré. Statisticien de formation, ce dernier ne veut croire à «l’incroyable concours de circonstances» qui a porté Emmanuel Macron au pouvoir. Il sait que, «lorsque l’enchaînement des événements est toujours favorable à la même personne, cela n’est que très rarement l’effet du hasard». L’enquête est à charge et l’auteur ne s’en cache pas, vu les moyens engagés par les commanditaires de ce drôle de coup d’Etat.
Coup d’Etat car des têtes sont «tombées». En l’espace de quelques mois, une bonne partie des ténors de la vie politique française reste sur le carreau (Sarkozy, Juppé, Fillon, Valls, Mélenchon…). Mais coup d’Etat consenti, au sens où l’entend le père des Relations publiques, Edward L. Bernays, lorsqu’il rappelle dans son livre Propaganda (1928) qu’un «effort immense s’exerce […] en permanence pour capter les esprits en faveur d’une politique, d’un produit ou d’une idée».
Macron serait en vérité moins une politique ou une idée qu’un produit. Et pour le vendre la médiacratie n’a pas lésiné sur les moyens. Vous voulez de la visibilité? Vous en aurez! Trente-neuf couvertures de magazine en deux ans, ainsi que d’innombrables reportages et articles pour confirmer le mantra des publicitaires: «repetition is persuasion». Vous voulez du populaire? Simple, il suffit de créer un institut de sondage – ce qui sera fait la veille de sa nomination comme ministre de l’Economie avec l’aide bienveillante de la première fortune de France (Bernard Arnault). Ne reste plus qu’à créer un baromètre politique donnant l’information souhaitée, et à la vendre aux médias. Le tout étant réalisé en à peine deux mois! Enfin, vous voulez un personnage sans défaut. Là aussi vous l’aurez. Il n’y a qu’à répandre quelques pieux mensonges autour de sa vie privée – réduisant ici les différences d’âge, modifiant là les détails problématiques –, multiplier les témoignages dithyrambiques ou alors ajouter des titres inexistants à son cursus. Mais surtout gommez tout ce qui pose problème. Fi ainsi des apports de prestations gratuites ou de ces ristournes accordées pour ne pas alourdir le budget officiel de campagne d’En Marche. Ou encore des questions soulevées par sa Déclaration de situation patrimoniale. Enfin, l’essentiel, ne jamais se fixer de limites. Cela tombe bien, c’est le filon de la presse people: «Mon mari, addict au travail, est un chevalier, un personnage d’une autre planète qui mêle une intelligence rare à une humanité exceptionnelle» dixit Brigitte Macron1>Entretien avec Paris-Match, 14 avril 2016..
Le résultat est connu. L’intense opération médiatique aura fait du produit Macron un candidat à part entière, ceci même si l’opinion aura longtemps résisté à la fabrique du consentement. Une phase «politique» extrêmement tactique permettra ensuite de se débarrasser des adversaires à coups de scandales opportuns et de faire du candidat un président lors d’une élection marquée toutefois par un phénomène inédit: une abstention très élevée doublée d’un record de votes blancs et nuls. Aujourd’hui que le masque est tombé et bien tombé, celui-ci nous rappelle fort à propos que toutes et tous ne furent pas dupes.
Notes
Notre invité est géographe et enseignant.