Jugements sans effets
Constructions illégales » «On est loin du village ici. Ces hangars ne dérangent personne! Et puis, j’ai toujours eu l’impression d’être dans mon bon droit, quand je les ai construits.» Otto Schindler se sent chez lui loin à la ronde, aux confins de Bassecourt, sur la commune de Haute-Sorne. Ce Jurassien de 64 ans possède des dizaines d’hectares au milieu d’une campagne verdoyante.
A côté de sa ferme, à deux pas du ruisseau de La Rouge Eau, un grand hangar encombré de machines agricoles et un petit abri qui couvre deux véhicules ont l’air fatigués. Mais ce n’est pas en raison de leur vétusté qu’ils font tache dans le paysage: ces deux constructions en bois auraient dû être rayées de la carte depuis des années.
Ni rasés ni déplacés
Le premier hangar a été agrandi et l’autre érigé avant une demande de permis de construire refusée par le canton. Une décision confirmée par la juge administrative du district en 1995 qui avait intimé à la commune, autorité d’exécution, de faire respecter la décision. Rien n’a bougé. «Elle n’a jamais fait pression pour que je les démolisse», assure l’agriculteur.
« La politique du fait accompli l’emporte trop souvent » Lucienne Merguin Rossé
Les hangars auraient pourtant dû être rasés ou déplacés via une nouvelle demande de permis. «Ces bâtiments situés à 2 mètres du ruisseau ne respectent pas les distances imposées par le plan d’aménagement local, qui interdit une construction à moins de 10 mètres d’un cours d’eau», soupire Lucienne Merguin Rossé, chargée d’affaires de Pro Natura Jura, qui avait fait opposition.
La décision de justice appartient aujourd’hui à l’histoire ancienne. «La politique du fait accompli l’emporte trop souvent, déplore l’activiste. C’est désolant de voir des décisions de justice non appliquées.» Un constat qui vaut en Suisse romande pour de nombreuses constructions illégales en zones agricoles ou protégées (lire ci-dessous).
On ne parle pas de cas d’école comme les quelque 180 chalets bâtis dès les années 1920 dans la Grande Cariçaie (zone classée en 2001 réserve naturelle) et qui font l’objet d’un plan de démantèlement des cantons de Fribourg et de Vaud. Non, il s’agit bien souvent de petites infrastructures comme une cabane de jardin, un garage ou une location sportive qui ont poussé sans respecter les règles de procédures légales. Et qui n’ont jamais été démolies ou déplacées malgré le jugement de tribunaux.
«C’est grave car l’Etat de droit est dépendant du fait que le pouvoir exécutif fasse appliquer la loi et les décisions de justice», insiste Sylvie Barbalat, chargée d’affaires du WWF Neuchâtel. Aux Ponts-de-Martel, une partie d’un manège construite sur une zone devenue marais d’importance nationale n’a toujours pas été déplacée par le canton des années après un recours rejeté au Tribunal fédéral.
«Un sport valaisan»
«A partir du moment où un ordre d’exécution est entré en force, c’est généralement suivi d’effets», affirme Me David Rosa, responsable du traitement des constructions illicites dans le canton de Neuchâtel, qui ne peut se prononcer sur ce cas. «Mais l’autorité compétente doit avoir en main le dossier le plus complet possible avant de procéder à la mise en conformité et cela prend du temps.» Une dizaine de remises en état ont été ordonnées en 2019 dans le canton de Neuchâtel. «Il y a une trentaine de cas en cours de traitement», ajoute le juriste.
C’est surtout dans le Valais que l’expression «respect des décisions judiciaires» ne trouve pas d’écho dans les montagnes, en particulier au niveau des zones de mayens. «C’est presque un sport cantonal, accorde Thierry Largey. Les propriétaires ont longtemps fait ce qu’ils voulaient sous l’œil bienveillant des communes.»
Des pavillons sans permis
Des exemples? L’ancien chargé d’affaires chez Pro Natura Valais en a sous le coude. Un couvert à voiture sorti de terre à côté d’un mayen à Vernamiège, en 2016, quelques mois après le refus d’autorisation de construire du Conseil d’Etat? Il trône toujours sur place. Des pavillons érigés sans permis en 2007 dans la zone protégée du bois de Finges? L’ordre de démolition n’a jamais été exécuté. Un dépôt en forme de mazot construit en zone agricole à Icogne? Il résiste, malgré l’ordre de remise en état de la Commission cantonale des constructions (CCC) en 2015 et l’arrêt du TF en 2016.
«Il y a clairement une impunité et des passe-droits», se désole Thierry Largey. «Mais cela change car la CCC fait cesser les travaux rapidement et hésite moins à exiger la remise en état des lieux que par le passé.» La CCC a pu ordonner près de 200 remises en état des lieux depuis 2016, à mesure que les communes étaient informées qu’elles devaient rendre au canton les compétences pour contrôler les constructions dans la zone des mayens. Un changement entériné par la nouvelle loi cantonale sur les constructions de 2018.
Démolition forcée
«Les communes sont devenues quelque peu fébriles depuis», apprécie Pascal Varone, président de la CCC. «A un tel point qu’elles ont tendance à envoyer à l’administration cantonale des dossiers dont elles ne sont pas sûres…» Autant dire que le CCC tourne à plein régime. «Nous constatons aujourd’hui une série de cas où les communes ont donné des autorisations qui n’étaient pas de leur ressort et qu’il faudra régler», souligne Pascal Varone.
Le cas de Vernamiège devrait appartenir au passé d’ici à la fin juillet: la CCC a prononcé en novembre dernier un ordre de remise en état des lieux. Si le contrevenant ne démolit pas le couvert dans les délais impartis, ce sera une entreprise mandatée par l’Etat qui s’en chargera. Et aux frais du propriétaire. LA LIBERTÉ
«Difficile de passer à l’acte»
La mise en œuvre des décisions de justice dépend de la volonté, de la discipline et des moyens des communes, autorités d’exécution.
La loi est la même pour tous les propriétaires. Quoique cela dépende des communes, quand elles sont l’autorité d’exécution des décisions des tribunaux dans le cas des constructions illégales. «C’est un sujet politiquement délicat», accorde Carmen Bossart Steulet, juge au Tribunal de première instance du canton du Jura, qui ordonne régulièrement des démolitions. «Les communes sont de bonne volonté pour exécuter les décisions de justice, mais il leur est difficile de passer à l’acte. Elles n’aiment pas se mettre à dos des habitants et des contribuables. Surtout dans des villages où tout le monde se connaît.»
Certaines préfèrent mettre le dossier sous la pile, plutôt que d’envoyer les machines faire table rase. La paix des ménages plutôt que le conflit larvé. A Val-Terbi, par exemple, un agriculteur a séquestré le Conseil communal à la suite d’une démolition imposée. «La propriété est importante pour les gens», ajoute la juge. «Les fraudeurs deviennent hostiles et les communes ne sont pas armées pour négocier et convaincre de la nécessité de remettre en état. Trop souvent, elles renoncent, ce qui affaiblit l’autorité de la police des constructions et de la justice dans ce domaine.»
Manque de courage ou de volonté, mais aussi de discipline de la part des communes. Car il peut y avoir du relâchement dans le suivi des dossiers. Transmis comme une patate chaude d’exécutif en exécutif, les dossiers peuvent s’égarer dans les couloirs du temps. Maire de la commune de Haute-Sorne depuis 2013, Jean-Bernard Vallat n’était pas au courant de l’illégalité de deux hangars chez un agriculteur. «Les autorités ont peut-être laissé aller, justifie-t-il. Comme plus personne n’a réclamé, l’affaire a été oubliée. Mais maintenant, nous intervenons et faisons le nécessaire pour faire respecter la loi.»
Le manque de moyens explique aussi l’immobilisme communal. «Cela peut s’avérer parfois plus compliqué dans les communes, où l’infrastructure est plus petite et vu les moyens concrets à disposition», convient Me David Rosa, responsable du traitement des constructions illicites dans le canton de Neuchâtel. «Elles peuvent également être dépassées par le nombre de dossiers.»
Même un canton comme le Valais travaille dans les limites de ses moyens. «Nous manquons d’effectif même si le service se renforce», reconnaît Pascal Varone, président de la Commission cantonale des constructions. «Il y a l’équivalent d’un peu moins de trois postes pour 850 dossiers de police avec plus ou moins de gravité. C’est insuffisant.» TJ