Les pesticides: lacunes et alternatives
L’agriculture conventionnelle repose sur un usage massif (>2000 tonnes/an) de pesticides (insecticides, fongicides, herbicides, etc.) pour lutter contre les ravageurs, les parasites et les mauvaises herbes. Pas moins de 360 molécules sont homologuées en Suisse, en majorité des pesticides de synthèse, donc des molécules n’existant pas dans la nature. Tous les pesticides sont soumis à une réglementation stricte et leur dangerosité évaluée avant leur homologation.
Cette évaluation se fait par un panel d’experts qui analyse les dossiers fournis par l’industrie afin d’évaluer les risques pour l’environnement, les abeilles et la santé humaine. De plus, l’efficacité de ces molécules est aussi mesurée afin d’en évaluer l’intérêt agronomique. Enfin, la dernière étape de cette analyse consiste en une analyse coût-risques-bénéfices dans laquelle les moyens alternatifs de lutte sont mis dans la balance. Bien que cette procédure semble à premier abord bien réfléchie, elle comporte hélas des lacunes.
Les leçons apprises en étudiant les néonicotinoïdes
Les néonicotinoïdes sont des pesticides de synthèse agissant sur le système nerveux central des insectes, utilisés de manière prophylactique ou curative pour lutter contre les ravageurs. Le premier produit contenant un néonicotinoïde a été commercialisé en 1991. Il existe aujourd’hui plus d’une dizaine de néonicotinoïdes et un tiers des insecticides vendus dans le monde appartient à cette classe. Un consensus scientifique concernant leurs effets négatifs sur les abeilles a commencé à se former depuis 1999. Mais ce n’est qu’en 2012 qu’un moratoire européen a été décidé. Trois molécules ont en effet été partiellement interdites pour les usages exposant potentiellement les abeilles.
Le moratoire concernait une utilisation sur les arbres fruitiers en fleur, sur le tournesol et sur le maïs. L’évidence scientifique de l’impact de ces molécules sur les abeilles (domestiques et sauvages) a été confirmée par de nombreuses études, ce qui a abouti à une interdiction de ces molécules pour un usage en plein air, quelle que soit la culture considérée, en Europe et en Suisse dès 2018.
L’abeille a été au centre des débats. L’impact des néonicotinoïdes sur sa capacité à s’orienter dans l’espace, sur sa reproduction, sur ses défenses immunitaires, sur sa durée de vie a été très bien documenté. Les études réalisées sur cet insecte sont à l’origine d’une véritable prise de conscience du publique et des décideurs sur la toxicité de ces molécules. Malheureusement, les abeilles sauvages et domestiques ne sont pas les seules à subir les conséquences de l’utilisation massive des néonicotinoïdes en agriculture conventionnelle. A force de nous focaliser sur l’abeille, ne risque-t-on pas de négliger les effets de ces molécules sur les autres organismes vivants?
Par exemple, le débat s’anime autour de la question de l’exposition des abeilles lors d’utilisation de ces molécules pour traiter la culture de betterave. En effet, la betterave n’est pas mellifère et les abeilles ne s’intéressent à cette culture que pour récolter les gouttelettes sécrétées par la plante, afin de s’abreuver et obtenir des oligo-éléments. L’exposition des abeilles au néonicotinoïdes imprégnant la plante de betterave est donc limitée. Malheureusement, les véritables enjeux se passent sous terre.
En effet, lors du semis d’une graine enrobée de néonicotinoïdes, environ 20% de la substance active est intégrée aux tissus végétaux (on parle de pesticide systémique) alors que le 80% subsiste dans le sol et peut être emporté dans les nappes phréatiques ou transporté par ruissellement dans les cours d’eau. Il faut donc s’intéresser aux abeilles, mais sans oublier les impacts de ces pesticides sur les autres organismes, dont les vertébrés, y compris les oiseaux, poissons et mammifères, afin de voir la problématique dans son ensemble.
Dans les faits, les différents groupes de travail spécialisés sur différents organismes ont tendance à travailler dans leur silo disciplinaire alors que les conséquences de l’accumulation de néonicotinoïdes dans le sol, leur impact sur la faune et sur l’humain n’ont que peu été étudiées. Il nous est arrivé d’assister à des débats d’experts travaillant sur les abeilles au cours desquels les effets des néonicotinoïdes sur d’autres organismes ou compartiments de l’écosystème n’étaient pas même mentionnés.
Que savons-nous de l’impact des pesticides sur la vie du sol? A ce jour, nous savons simplement que ces molécules ont un impact sur l’activité enzymatique de micro-organismes vivant dans le sol et que le fipronil (une molécule systémique agissant de la même façon que les néonicotinoïdes) s’accumule dans les vers de terre. En outre, une étude sur l’utilisation d’amendements [matériaux apportés à un sol] pour décontaminer un sol pollué a montré que l’activité bactérienne, et donc le fonctionnement du sol, diminuait avec l’augmentation de la quantité de pesticides présents dans le sol.
Ces résultats montrent à quel point il est urgent de s’intéresser à ce qui se passe dans un sol contaminé par les pesticides. Si les connaissances sont à ce point lacunaires pour les néonicotinoïdes qui sont comparativement très étudiés par les chercheurs, la situation est bien pire pour la majorité des 360 autres pesticides utilisés en agriculture conventionnelle1>Pisa L, Goulson D, Yan EC, Gibbons D, Sánchez-Bayo F, Mitchell EAD, Aebi A, van der Sluijs J, MacQuarrie C, Giorio C, Yim Long E, McField M, Bijleveld van Lexmond M and Bonmatin JM (in press) «An update of the Worldwide Integrated Assessment (WIA) on systemic insecticides. Part 2: Impacts on organisms and ecosystems.» Environmental Science and Pollution Research DOI 10.1007/s11356-017-0341-3.
Or c’est justement sur le sol et sur ses habitants que tout repose. La fertilité naturelle du sol dépend des organismes qui y vivent. Plus ils sont nombreux et diversifiés, plus le sol fonctionnera bien, et mieux il résistera aux fluctuations du climat. De plus, une faune du sol diversifiée sera aussi plus à même de réguler naturellement les pullulations de ravageurs. C’est donc une double assurance de fertilité du sol et de protection des cultures.
Or les pesticides de synthèse diminuent l’abondance et la diversité des organismes du sol. Ils mettent donc en péril sa fertilité – qui devra alors être compensée par plus d’engrais, à un coût économique et écologique important – et la régulation naturelle des ravageurs – qui devra être compensée par l’utilisation de plus de pesticides, un cercle vicieux incompatible avec la gestion durable de la fertilité des sols.
L’agroécologie, une alternative qui mise sur la biodiversité
A l’opposé de cette «fausse bonne idée», l’agroécologie mise avant tout sur un agroécosystème résilient et fonctionnel dans lequel les mécanismes de régulation biotique peuvent agir. Nous savons désormais qu’une utilisation optimale de la biodiversité et des services écosystémiques rendus par la nature contribue à une production agricole respectueuse de l’environnement sur le long terme. L’agroécologie englobe l’agroforesterie, les cultures associées, la culture sur butte, la lutte biologique ou la sélection variétale pour réduire l’impact de ravageurs de culture sous un seuil tolérable pour les agriculteurs. Un exploitant misant sur cette approche doit investir autant d’énergie pour le maintien de la biodiversité aux abords des champs que pour la culture visée.
Or, la biodiversité, seule garantie d’écosystèmes résilients et fonctionnels, s’érode rapidement et les mesures prises pour la sauvegarder (les prestations écologiques requises devant couvrir 7% de la surface agricole utile d’une exploitation, la rotation des cultures) sont insuffisantes2>Lachat T, Pauli D, Gonseth Y, Klaus G, Scheidegger C et Vittoz P (2011) «Evolution de la biodiversité en Suisse depuis 1900. Avons-nous touché le fond?» Bristol Schriftenreihe, Haupt Verlag, 433 pp.. Il faut donc clairement remettre en question nos pratiques dominantes et accélérer la transition vers une agriculture réellement durable.
Peut-on se passer des pesticides? Même si certaines cultures comme la betterave sucrière ou encore la pomme de terre représentent encore un défi, aucune culture n’est incompatible avec le bio. Par exemple, des agronomes italiens ont récemment démontré qu’il était possible de ne plus utiliser les néonicotinoïdes pour la culture de maïs, pourtant susceptible à bien des maladies3>Pisa L et alii, op.cit.. Un système d’assurance tout risque mobilisant la lutte intégrée et l’accès à des conseillers agricoles a été testé en situation réelle. Une analyse économique a démontré que ce système était financièrement plus intéressant pour les paysans que le recours aux néonicotinoïdes pour protéger cette culture contre les ravageurs et que les rendements demeuraient inchangés4>Furlan L, Pozzebon A, Duso C, Simon-Delso N, Sánchez-Bayo F, Marchand PA, Codato F, Bijleveld van Lexmond M, Bonmatin JM (2018) «An update of the worldwide integrated assessment (WIA) on systemic insecticides. Part 3: alternatives to systemic insecticides» Environ. Sci. Pollut. Res., pp. 1-23..
L’agriculture intensive basée sur le modèle de la monoculture utilisant des pesticides de synthèse appauvrit la biodiversité et nuit au fonctionnement des écosystèmes agricoles et naturels. Or, la biodiversité est elle-même au cœur du fonctionnement, de la santé et de la résilience de ces écosystèmes. Le maintien d’une production agricole sur le long terme ne nous laisse donc qu’une unique option: conserver la biodiversité et s’en faire une alliée pour renforcer les services écosystémiques tels que la fertilité des sols. Cerise sur le gâteau: en utilisant moins de pesticides, notre nourriture n’en sera que plus saine avec un impact positif sur la santé.
Notes
Nos invités sont respectivement professeur titulaire en biologie et en ethnologie à l’université de Neuchâtel et professeur en biodiversité du sol à l’université de Neuchâtel.