La santé mentale, parente pauvre en Afrique
Le «double exil» des personnes atteintes de troubles psychiatriques a été évoqué en octobre à Dakar, lors des Ateliers de la pensée, organisés au Musée des civilisations d’Afrique noire1>Cf. S. Cessou, «Ateliers de la pensée: quand Dakar répare le passé et prépare l’avenir», RFI, www.rfi.fr/fr/afrique/20191109-ateliers-pensee-dakar-pense-avenir-grand par Felwine Sarr et Achille Mbembe. «A la répudiation des ‘fous’ hors de la ville, avec des battues organisées par les pouvoirs publics, s’ajoute l’encadrement familial des malades, sous forme d’incarcération.»
Parfait Akana, sociologue et anthropologue travaillant depuis dix ans sur la folie au Cameroun, où il a fondé The Muntu Institute (centre de recherches et think-tank), a évoqué dans sa contribution ces familles elles-mêmes «incarcérées dans des pratiques de soins violents». Le contexte relève d’un «projet d’effacement et un travail d’occultation de la folie qui traduit la honte et la culpabilité», dans les espaces publics comme privés.
Le sociologue jette un regard sans complaisance sur cet «espace de vulnérabilité» que représente la folie, avec ce qu’il dénonce comme un manque flagrant d’empathie. Il tire ses exemples de l’histoire: le Sénégal sous Senghor gérait ce qu’il appelait en 1971 des «encombrements humains» dans l’espace public. «Les figures de la marginalité étaient les bana-bana, marchands ambulants, des voyous, faux talibés [disciples religieux], les lépreux, handicapés physiques et aliénés». Au Cameroun, une circulaire de 1935 initiée par un commissaire français dans le pays demande à connaître le nombre «d’indigènes atteints d’aliénation mentale en circulation». L’hôpital Jamot à Yaoundé devient «l’hôpital des fous» dans l’imaginaire populaire, à la suite d’une visite de Georges Pompidou à Yaoundé en 1971, à l’occasion de laquelle les pouvoirs publics ordonnent «le déguerpissement» des marginaux et aliénés sur les artères que les deux présidents doivent emprunter.
Conclusion: «Le travail de terrain mené sur la durée nous ramène à la complexité de notre condition d’Africains: nous sommes aussi de façon endémique des sociétés de la vie dévaluée, de la production intensifiée d’individus superflus et de cadavres, de la guerre contre les enfants et les femmes. Qu’advient-il de ceux qui vivent et respirent une mort atmosphérique omniprésente?»
Interrogé par Le Monde diplomatique, Parfait Akana observe en dix ans de travail de terrain «non seulement une intensification des stéréotypes qui pèsent sur des personnes souffrant de troubles mentaux, mais aussi une dégradation de la condition de patient due, en grande partie, aux multiples déficits structurels du secteur de la santé mentale et à la crise économique. A cela, il faut ajouter les crises sécuritaires qui agitent le pays depuis plus de trois ans, notamment au nord-ouest et au sud-ouest, mais également dans l’extrême nord du pays. Celles-ci provoquent des traumatismes dont on ne mesure pas encore suffisamment les conséquences». L’offre de soins classiques se limite aux deux principaux services de psychiatrie dans les hôpitaux Jamot à Yaoundé et Laquintinie à Douala, pour une population de 24 millions d’habitants.
En dehors d’initiatives associatives, telles que le Centre de santé mentale construit par la Congrégation des sœurs hospitalières du Sacré-Cœur de Jésus, «l’essentiel des offres de soins se trouve chez des tradi-praticiens, des prêtres et pasteurs qui, d’un point de vue sociologique, constituent le recours le plus immédiat et le plus accessible pour les patients et les familles. Ici, la question des thérapies religieuses est importante», précise le sociologue.
Il serait facile de les juger de manière péremptoire, en évoquant la présence de «charlatans» en leur sein. Ce que M. Akana se refuse à faire: «Ils font parfois un travail important là où l’Etat échoue à proposer des offres de soins concurrentes, convaincantes et robustes. Les gens adhèrent aussi à un système de soins parce qu’ils ont de «bonnes raisons» de le faire – à cause de nombreux déficits structurels et organisationnels. Dans de telles conditions, la demande de soins se solde souvent par une errance thérapeutique entre l’hôpital, le pasteur et le guérisseur.»
Des expériences pionnières restent à répliquer, comme celle du psychiatre nigérian Adeoye Thomas Lambo (1923-2004), fondateur d’un hôpital neuropsychiatrique à Aro, sous forme de villages combinant soins occidentaux et traditionnels. De même, Moussa Diop (1923-1967) a travaillé au Sénégal avec le professeur Collomb à l’Hôpital de Fann, où a été fondée la revue Psychopathologie africaine, dont Parfait Akana est aujourd’hui le rédacteur en chef. L’héritage laissé par «l’école de Fann», avec un questionnement sur le mélange entre thérapies occidentales et soins traditionnels, reste lui aussi un chantier ouvert. Au Rwanda, la petite dizaine de spécialistes qui travaillaient avec feu Naason Munyandamutsa, disparu en 2016 à 58 ans, abattent un travail de titan. Ce psychiatre avait créé un service ambulatoire de consultations externes à Kigali, puis commencé la décentralisation de services psychiatriques dans les hôpitaux des régions. «Rien ne peut suffire, disait-il sur son travail après le génocide de 1994. Le tout est de faire quelque chose.»
Notes
Article paru dans «Mots d’Afrique – Les blogs du Diplo», janvier 2020, http://blog.mondediplo.net